L'autocensure et sa compensation: condensation et déplacement




- identité partielle et déplacement

- unité partielle et condensation

Selon J.Laplanche et J.B Pontalis qui définissent ainsi la représentation-but (qu'on pourrait écrire "butte"): la contiguité et la ressemblance qu'un espace plastique ne manque pas de mettre en scène ne résultent pas d'un jeu indéterminé d'associations libres, "Chaque fois qu'un élément psychique est lié à un autre par une association déconcertante et superficielle, il existe aussi une liaison correcte et profonde entre eux, liaison que dissimule la résistance à la censure" Freud, Die Traumdeutung, cité dans le Vocabulaire de la psychanalyse, p.416
Deux remarques:
- l'association déconcertante et superficielle dont il est question rejoint le principe promu par Lautréamont préconisant de mettre ensemble un parapluie et une machine à coudre, repris par A. Breton et sa lignée surréaliste, principe étendu encore au montage cinématographique (cf. Eisenstein, Le cinématisme, où l'effet Kouletchov est signalé) . La question est de savoir si le terme de déconcertant peut s'appliquer à la limite au concert formel régi par la plastique.
-Dans le rapport à l'indétermination freudienne on peut effectivement citer John Constable et son intérêt pour les nuages, Claude Lorrain, pour le soleil et l'eau, William Turner, pour tout ce qui se dérobe visuellement, Jean-Baptiste Chardin pour les entrailles de la raie, Rembrandt et Soutine pour le boeuf écorché, Claude Monet par ses plans d'eau incertains, ses Nymphéas, ils ont initié une pratique de l'indétermination en privilégiant des motifs qui les affranchissaient de l'obligation de stricte représentativité
On verse dans le symbolique fantasmatique dès lors que certains rapports de formes apparaissent comme des rapports compensatoires d'objets. L'insolite de certains rapprochements comme l'irréalisme fonctionnel doublé d'un réalisme représentatif peuvent garantir que l'analyse ne vire pas à l'interprétation abusive par projection tel le fait de dépeindre un couteau plongé dans un verre, une paire de ciseaux et un citron rendu phallo°ide par sa mise en continuité avec une plage lumineuse (Richard Diebenkorn, Ciseaux et citron, 1959 ), ou de représenter deux livres l'un dans l'autre (Geneviève Asse), ou encore de mettre ensemble des objets usuels qui ne participent pas au même dispositif (Chaim Soutine, Nature morte aux harengs ). Mais la projection est toujours présente qui fait entendre des tintements de cloche là où il n'y a que tâches de salpêtre et lézardes d'un mur (Léonard de Vinci); et la suspicion sousjacente à l'affirmation "il y a quelque chose qui cloche" se retourne contre l'inspecteur. (A cet égard, il n'est pas possible de lever l'ambiguité si l'on met en parallèle Tomato and knife,1962 de R. Diebenkorn avec l'oeuvre précitée. On se trouve alors face à un dispositif de coupe des plus ordinaire ou chaque éléments est techniquement nécessaire bien que la disposition du couteau en axe de symétrie séparant une tomate en deux puisse prêter à interprétation).
Il faut à ce point porter l'attention sur les relations qui nouent les configurations dans une image dont on ne sait si elle est traitée plastiquement ou phantasmatiquement: Il n'est pas question de trancher en rattachant les faits qualifiés de déplacements ou de condensation (selon qu'on passe d'un objet représenté à un autre en deux formes isolées ou que se télescopent en une seule des fragments d'objets multiples) à un phantasme plutôt qu'à une figure. L'important est d'appréhender le processsus qui est opérant lorsque l'on considère l'impératif plastique et de faire de même s'agissant de la gestion du plaisir. Si l'on considère "Pluie, vapeur et vitesse ; le chemin de fer", William Turner nous y présente la conjonction du train et du pont en insistant sur un aspect commun qui nous rappelle l'un dans l'autre: l'arche du pont réitère en plus grand la courbe retenue du cylindre de la locomotive. L'identité ainsi montrée n'est pas déconcertante comme Freud le dit de certaines associations au sens caché; on peut juger facilement que le rapport entre un train et un pont est technique et que le symbole de l'émergence technique se trouve ainsi montré luttant contre son absorption par le milieu naturel environnant. On retiendra de l'exemple que la plastique tend à confondre ces deux objets par un traitement identique, ils sont isomorphes. Cette attention polytropique à la façon de faire se retrouve sur un mode humoristique dans ce dessin de Desclozeaux qui fait voisiner dans la même image deux hémisphères identiques, celui du parasol et du soleil couchant, dans cette toile de Juan Gris où la répétition d'un ove sert à cheminer dans l'espace de l'oeuvre, rebondissant de la bouteille, vers la guitare, le verre et la clarinette en un même concert formel. Au-delà des hésitations quant à l'interprétation de cette ouverture: mandorle christique, amende ou sexe féminin, on peut dire que la plastique produit de l'ambiguité; elle fait vibrer la bouteille, et le verre, elle fait de la guitare et de la clarinette un réservoir de sons qui coulent et le fait est qu'une arabesque le montre en traversant le tableau tout entier. L'acte de passer d'un objet à un autre peut relever d'un projet plastique unitaire; ainsi, Julio Gonzalez articule par des masses ou des fils métalliques, l'icône du cactus et de l'homme, de la corbeille et de la femme, (Femme à la corbeille, 1935, Homme.cactus, 1939.1940), Picasso sculpteur intègre en une seule configuration l'icône de la flêche, de la femme, de la louche ou du nid et des oeufs (Petite femme enceinte, 1948 et Femme enceinte, 1949), Jan Voss nous verse en peinture dans l'errance esthétiquement conduite en produisant par ruptures et continuités des amorces de représentation, Antony Caro réunit en un seul ensemble volumétrique, par la confusion des pattes et des colonnes tronquées, les références à l'éléphant qui ne trompe plus et au palais sans colonne et sans majesté (Elephant Palace, 1 9 8 9), Bill Woodrow télescope en deux mouvements contraires la chaîne de production, l'heure et l'automobile (L'usine, l'usine, deux voitures, 1984). Quand il s'agit de produire une image, on conçoit que, passant du coq à l'âne, une multiplicité d'objets doublée d'une diversité déconcertante puisse susciter l'interrogation quant à l'unité du projet. Un espace dé"ictiquement fragmenté suppose que le constructeur n'ait pu garder un cap pour des raisons diverses qui ont en commun de faire prévaloir la pulsion et son corollaire l'impossibilité de faire le tri ou de s'abstenir de faire par autocritique. S'il n'en est pas ainsi s'agissant du surréalisme et plus particulièrement du peintre imagier qu'est René Magritte, c'est que les rapports pour être insolites et produire du mystère ne sont pas déconcertés.
S'agissant de la plastique et non de l'empirie déictique magrittienne, si le thème vient à s'infléchir et que l'image verse dans une autre représentation ce n'est pas nécessairement que le projet est abandonné pour un autre, c'est qu'une forme convoque un autre objet et que la plastique parentise les deux par isomorphisme. Et lorsque le thème ne s'y prête qu'à moitié elle le plie , ou bien déforme les configurations pour les y adapter. Les objets qui en résultent ne sont pas à mettre au compte exclusif des lubies, l'apparante extravagance procède de ce double réaménagement du projet par le tracé, du tracé par le trait, qui, le produisant, l'emprisonne au point qu'il n'a pas de réalité extérieure. Parce que cette nécessité endocentrique aboutit à une figure, ce qui s'y configure n'est pas l'humeur noir hors d'un exutoire que serait l'art, mais un entrelac où l'expression du désir est à la fois contenue et suscitée par l'ordre plastique qui n'épargne rien de son espace. Ainsi, quant aux dessins automatiques d'A. Masson, bien qu'on puisse penser que le peintre se perd en commencements d'actes tant serait forte la prègnance du prix à payer ils sont moins à rapporter à une obsession qu'à la recherche d'un rythme et se développent indifférents aux injonctions et aux pressions de ses fantasmes de meurtre et de bestialité déchainée et auxquels pour le temps et par l'espace de l'oeuvre le peintre a voulu s'enchaîner.
Ce ne sont pas toujours des objets qui motivent, quand il s'agit d'art, ce sont même principalement, des trajets, autant dire des stratagèmes, non des allégories.


*cf. René Jongen, René Magritte ou la description visible des fondements cachés de la pensée libre, La part de l'oeil n°1 et Esthétique et image poétique, Anthropo-logiques n°6