R.Murray SCHAFER

Le paysage sonore,1979

Depuis l'introduction de la publicité musicale sur les ondes

nord-américaines, musique populaire et publicité constituent la

base même du montage radiophonique. Par le fondu enchaîné, la

coupe franche ou l'utilisation de musique de fond, chansons et

annonces publicitaires se suivent et se mêlent pour produire du

commercial distrayant et du musical rentable.

La radio a donné naissance à un paysage sonore surréaliste

que d'autres techniques électro-acoustiques ont aidé à faire accepter.

La collection de disques que chacun possède, ou presque,

dans le monde civilisé, est souvent tout aussi éclectique et bizarre;

elle rapproche les époques et les pays qui se succéderont ainsi sur

le même phonographe.

J'essaie ici d'illustrer l'irrationalité des juxtapositions

électro-acoustiques, pour qu'on ne les considère plus comme

allant de soi. Un dernier exemple : un ami voyageait sur un vol où

était proposée une sélection, sur écouteurs, de musique enregistrée,

Il choisit le programme classique et s'enfonça dans son

siège pour entendre les Maîtres chanteurs de Wagner. Au plus

beau de l'ouverture, la voix gênée de l'hôtesse vint interrompre la

musique pour annoncer : " Mesdames et messieurs, la chasse des

toilettes ne fonctionnant plus, nous vous demandons de bien vouloir

utiliser un verre d'eau pour l'évacuation, "

Avec la diminution du format des appareils de radio, le tempo

s'accentua - substitution superficielle à la concentration. Les lenteurs

et les pesanteurs, celles du fameux troisième programme de

la BBC notamment, furent supprimées, au profit de matériaux

plus aguichants. Chaque station de chaque pays a son propre

rythme de diffusion ; mais, d'une manière générale, celui-ci s'est

accéléré avec les années, et le ton est passé du pondéré au jovial

haletant. (Je ne parle ici que des radios occidentales, ne connaissant

pas suffisamment les cultures monolithiques de la Russie et

de la Chine.)

A l'Ouest, de plus en plus, les matériaux se bousculent et se

superposent, Nous. avons, en 1973, dans un " Projet mondial

d'environnement sonore ", étudié la succession des différents thèmes

dans quatre stations-radio de Vancouver, au cours d'une journée

type de dix-huit heures. Chacun de ces thèmes (annonces, publicité,

météo, etc.) représentaient une focalisation nouvelle. Voici les chiffres :

 

 

 

 

 

Station

Nombre total de thèmes

Moyenne horaire de succession

CBU

635

35.5

CHQM

745

41

CJOR

996

55.5

CKLG

1097

61

 

Les stations pop sont les plus rapides.La durée de chaque thème, quel

qu’il soit, dépasse rarement, en Amérique du Nord, les trois minutes.

C’est un secret que l’industrie du disque dévoile ici. Sur les vieux 30 cm

de gomme laque, la durée d’enregistrement était limitée à trois minutes

maximum (...) Mais curieusement avec l’apparition en 1948 du microsillon

de longue durée, les chansonbs populaires dépassèrent rarement ces trois

minutes (...) Il est une composante acoustique que l’on entend peu sur

les ondes nord- américaines : le silence (...)

 

Les murs sonores

Les murs délimitent un espace physique et acoustique,

isolent de la vue les domaines privés et servent d'écrans aux inter-

férences acoustiques. Ce dernier rôle n'est pas toujours rempli,

surtout dans les constructions modernes. Pour pallier cette insuf-

fisance, l'homme d'aujourd'hui a découvert ce que l'on pourrait

appeler l'audio-analgésie, à savoir l'utilisation du son comme cal-

mant, une diversion qui protège de la distraction. L'usage des

audio-analgésiques commence sur le siège du dentiste. Il s'étend à

la musique de fond diffusée dans les hôtels, les bureaux, les res-

taurants et à bien d'autres lieux publics et privés. Les appareils

climatiseurs et leur bruit continu sont aussi des audio-

analgésiques.

Il est important, à ce sujet, de savoir que ces sons écrans ne

sont pas là pour être écoutés. Ainsi l'industrie Moozak a-t-elle

délibérément choisi une musique qui ne passionne personne,

qu'elle soumet à des orchestrations anodines et inoffensives, lui

donnant une enveloppe " gentillette " destinée à masquer toute

diversion déplaisante, à la manière de ces emballages superbes

que l'on vous fait, dans le commerce, pour cacher, souvent, la

banalité du produit.

Les murs servaient autrefois à isoler des bruits. Ce sont

aujourd'hui les murs sonores qui en isolent. Ainsi l'amplification

de la musique pop favorise moins la sociabilité qu'elle n'exprime

de désir d'individualité,,,, de solitude,.., de désengagement. Pour

l'homme moderne, le mur sonore est devenu, autant que le mur

dans l'espace, une réalité. L'adolescent vit en permanence avec sa

radio, la ménagère avec sa télévision, l'ouvrier avec la musique

qu'on lui diffuse pour améliorer sa prqductivité.

De Nouvelle-Ecosse nous parvient un rapport sur l'utilisa-

tion continue d'une musique de fond dans les salles de classe. Le

proviseur est satisfait des résultats et qualifie l'expérience de suc-

cès. De Sacramento, en Californie, ce sont les échos d'une autre

expérience insolite qui nous arrivent : une bibliothèque qui diffuse

de la musique rock et où l'on encourage à parler. Sur les murs,

des écriteaux, SILENCE INTERDIT. Résultat : la fréquentation,

surtout parmi les jeunes, est en hausse.

pp.140-142

 

 

Le bruit

Lorsque j'ai commencé à discuter du projet de ce livre avec

des éditeurs, ces derniers se sont montrés enthousiastes. " Un

ouvrage sur la pollution sonore serait tout à fait opportun",

disaient-ils. Je leur fis remarquer que j'avais déjà traité ce pro-

blème et que, de toute façon, il y avait à ce jour bon nombre

d'excellents ouvrages sur le sujet. Lorsque j'en vins à préciser

quel livre je voulais écrire, ils hésitèrent. J'insistais sur le fait que

la seule façon réaliste d'aborder la question était d'étudier l'en-

semble du paysage sonore en prélude à la création d'une esthé-

tique acoustique pluridisciplinaire. Ils supposèrent mes préoccu-

pations académiques, Je poursuivais et suggérais qu'il fallait, si

l'on voulait améliorer la compétence sonologique de l'ensemble

d'une société, soumettre ses citoyens (et en particulier ses enfants)

à des exercices d'éducation de l'oreille, et j'expliquais comment, si

l'on parvenait à instaurer une telle culture auditive,le problème

de la pollution sonore disparaîtrait. Ils en conclurent que j'étais

un rêveur. Néanmoins, des années de travail sur la question m'ont

convaincu qu'il n'y avait que deux manières d'y répondre : celle

dont je viens de parler, et l'éventualité d'une crise mondiale de

l'énergie. Les bruits les plus puissants du monde contemporain

sont technologiques ; la faillite de la technologie les supprimerait.

Je me servirai, dans ce chapitre, d'une étude du " Projet

mondial d'environnement sonore " qui nous a conduits à exami-

ner la législation et les méthodes utilisées dans plus de deux cents

communautés du monde pour lutter contre le bruit. Nous sommes

reconnaissants à tous les responsables municipaux qui nous ont

envoyé une importante documentation. Le but de cette enquête

n'était pas d'établir une législation modèle (bien que nous eus-

sions pu le faire), mais d'étudier la question de savoir à quoi, dans

des cultures aussi diverses que possible, correspondait le bruit,

Les bruits devenus phobies sonores possèdent de nom-

breuses références symboliques, et le test qui permettrait, en fait,

de juger d'une bonne législation consisterait à déterminer dans

quelle mesure cette dernière s'attaque véritablement aux sons les

plus déplaisants d'un lieu donné. Avant, cependant, d'aborder

cette étude, il nous faut examiner quelques questions

préliminaires.

L'évolution de la définition du bruit

L'accroissement des sons dans le monde moderne a entraîné

une modification de sens du mot bruit. Le terme anglais noise

provient du vieux français noyse et du provençal tel qu'il était

parlé au XIe siècle, noysa, nosa ou nausa; son origine cependant

est incertaine. La thèse selon laquelle elle pourrait se trouver dans

les mots latins nausea ou nosia a été rejetée. Ses significations et

ses nuances sont diverses. En voici les plus importantes :

1. Son non désiré. L'Oxford English Dictionary donne

des références de ce sens remontant aussi loin que 1225.

2. Son non musical. Au XIXe siècle, le physicien Her-

mann Helmholtz désignait par bruit un son composé de

vibrations non périodiques (le bruissement des feuilles), par

opposition aux sons musicaux composés de vibrations

périodiques. Il a encore aujourd'hui ce sens dans des expres-

sions telles que "  white noise " (bruit blanc) ou " Gaussian

noise " (bruit de Gauss).

3. Tout son puissant. Dans le sens qu'on lui donne

aujourd'hui, noise se rapporte à des sons particulièrement

puissants, Certaines réglementations contre le bruit les inter-

disent, ou fixent en décibels la limite de l'intensité autorisée,

4. Perturbation dans tout signal. En électronique et en

mécanique, noise réfère à toute perturbation extérieure au

signal, tels que grésillements dans une communication télé-

phonique, ou neige sur un écran de télévision.

Mais le problème est plus complexe. En effet, si noise a tout

d'abord été utilisé en anglais pour désigner un " son non désiré ",

il a fréquemment pris un sens plus large et signifié " un son

agréable et mélodieux ". Ainsi dans Chaucer traduisant le Roman

de la Rose :

Than doth nyghtyngale hir myght

To make noyse and syngen blythe. (11. 78-79)

(Les rossignols alors s'efforcent

de chanter et de faire du bruit.)

Of whiche the water, in rennying,

Gan make a noyse ful lykyng. (11. 1415-1416)

(L'eau courait, faisant

un bruit doux et plaisant.)

La traduction King James de la Bible use également du mot

noise dans un sens large :

Make a joyful unto the Lord, all ye lands (Psaumes 100:1).

(Acclamez Yahvé, toute la terre.)

 

 

Alors que cette connotation plus générale a disparu de l'an-

glais contemporain, elle s'est perpétuée en français ; car le Fran-

çais parle encore du bruit des oiseaux ou du bruit des vagues,

aussi bien que du bruit de la circulation. L'une des difficultés que

l'on rencontre lorsque l'on traite du bruit au niveau international

réside dans ces légères différences de sens que l'on observe d'une

langue à l'autre. J'ai moi-même pris le terme dans un sens large,

lorsque j'ai parlé du " Bruit sacré " (Sacred Noise) (voir p. 81

et 167).

Des quatre définitions principales du bruit, la plus satisfai-

sante est probablement aujourd'hui encore celle de " son non

désiré ". Elle fait du bruit un terme subjectif. La musique de l'un

peut être le bruit de l'autre. Mais la détermination, dans une

société donnée, des sons indésirables s'établit en fonction d'un

certain consensus. " Gêner la population " signifie donc gêner une

importante partie de la population.

R.Murray SCHAFER, Le paysage sonore, 1979, pp.251-253