Anthropiques (Version intégrale)
2006/11/27/21-des-animaux-qui-parlent
Peut-on ne pas humaniser l'animal ?
Par Jean-Michel Le Bot, lundi 27 novembre 2006: Sociologie - Anthropologie
(Une version abrégée de ce billet
est parue dans les pages Rebonds de Libération, le 6 décembre.)
Lu dans Libération, vendredi 24 novembre, la tribune de Pascal-Henry
Keller, à la page Rebonds. Sous le titre On n'est pas des bêtes,
Keller dénonce deux leurres qui seraient selon lui dans l'air
du temps : l'animalité de l'homme et l'humanité de l'animal.
Keller refuse ce brouillage des frontières qui fait mine de
tenir pour nul et non avenu l'unique témoignage de notre existence
humaine : la parole.
Pour un médiationniste, cela renvoie bien évidemment
à la question du seuil de l'humain.
Mais les arguments de P-H Keller, qui est professeur de psychologie
clinique à l'université de Poitiers, ne sont guère
convaincants : tout en cédant au logocentrisme (la différence
essentielle entre l'animal et l'homme serait que seul le second possède
la parole), il mélange selon moi plusieurs registres.
Selon Keller, l'esprit du temps se caractériserait entre autres
par un engouement massif pour la cause animale. En témoignerait
tant le souci écologiste d'un partage de la planète
avec les autres créatures, que la présence d'animaux
parlants sur les écrans de cinéma, les interrogations
de philosophes sur la pensée des animaux, les recherches ethologiques
ou psychologiques diverses qui prétendent dégager des
enseignements sur l'homme à partir d'observations des comportements
animaux, les mimiques simiesques des supporters de foot quand des
joueurs à la peau foncée marquent un but, etc.
C'est là mettre dans le même sac des choses qui n'ont
pas grand chose à voir les unes avec les autres.
Prenons la présence d'animaux parlants au cinéma pour
commencer. Cela ne me parait en rien caractéristique de l'esprit
du temps. Walt Disney n'a-t-il pas créé Mickey Mouse
dès 1928, un filon qui sera exploité par de nombreux
autres cartoons ? Le dessin animé d'ailleurs ne faisait que
reprendre un phénomène déjà présent
dans des contes bien plus anciens (Perrault et son Chat Botté,
le loup du Petit chaperon rouge, etc). Moins connue, une légende
bretonne disait que les animaux parlaient la nuit de Noël.
Vient ensuite le souci écologiste de préserver les autres
espèces vivantes (la biodiversité). Explicitement présent
dans le rapport Brundtland qui a lancé la notion de développement
durable, il est lié au constat d'une accélération
de la disparition des habitats et des espèces qui y vivent
(les grands singes par exemple, tant en Afrique qu'en Indonésie
sont menacés à court terme désormais par la disparition
de la forêt). Or ces espèces font partie d'un patrimoine
qu'il serait effectivement dommage, pour tout un tas de raisons, de
voir disparaître. En lui-même, le souci de préserver
la biodiversité n'est pas du tout synonyme de brouillage de
frontières.
Les mimiques simiesques de certains supporters de foot à l'égard
de joueurs de couleur relèvent quant à elles de l'ethnocentrisme
le plus banal. Rien de nouveau là non plus, ni de particulièrement
caractéristique de l'esprit du temps. Lévi-Strauss rappelait
dans Race et histoire que beaucoup de peuples se sont eux-mêmes
désignés comme les hommes, les humains, tout en qualifiant
les autres peuples d'expressions péjoratives comme oeufs de
poux, etc. Peut-être aussi, tout simplement, que certains supporters
de foot sont de grossiers personnages, manquant de culture et d'éducation...
Restent les travaux scientifiques qui interrogent la frontière
entre l'homme et l'animal. Je ne vois pas en quoi ces travaux devraient
être disqualifiés en tant que tels. Après tout,
cette frontière ou son hypothèse méritent d'être
explorées. Nous ne savons pas a priori où se situe exactement
ce seuil de l'humain (sauf position philosophique arrêtée
d'emblée). Ce qui semble peu crédible par contre c'est
de rejeter l'hypothèse même d'un seuil pour tomber dans
l'évolutionnisme ou le réductionnisme. Car il n'est
nul besoin d'être un grand savant pour constater que les performances
humaines, dans tous les domaines, sont sans commune mesure avec les
performances animales.
Mais il faut alors rendre compte scientifiquement de ce qui permet
ces différentes performances. Conformément à
une tradition occidentale qui met l'accent sur le verbe, le logos,
Keller insiste sur la parole. D'accord, mais de quoi s'agit-il ? Le
fondateur de la linguistique structurale, Ferdinand de Saussure, ne
demandait-il pas que l'on distingue entre la langue et la parole ?
Pour la théorie de la médiation, ce ne sont ni la langue
ni la parole qui sont en cause ici, mais bien la faculté de
signe, par laquelle l'homme analyse tant le son que le sens. Le son,
du coup, est découpé en phonèmes définis
par leur mutuelle opposition. En français, P n'est pas B comme
en témoigne l'opposition pas/bas, pont/bon, etc. L'homme ne
pouvant faire autrement que phonétiser le son - le découper
en phonèmes autonomisables - c'est n'importe quel bruit qui
pourra être phonétisé et pas seulement les énoncés
verbaux : le chant du coq est phonétisé en cocorico
(en français), le bruit de la voiture en vroum vroum, celui
de l'horloge en tic tac, etc. Pas étonnant dès lors
que l'on puisse prêter à l'animal la parole qui nous
caractérise !
Mais l'humain, ce n'est pas seulement le signe. La clinique (neurologique
et psychiatrique) permet de dissocier trois autres facultés
ou analyses caractéristiques de l'humain au même titre
que le signe (sans hiérarchie possible entre elles) : l'outil,
la personne et la norme. Je passe sur l'outil et la norme, mon but
ici n'étant pas d'exposer ce qu'est la théorie de la
médiation. La personne est ce qui caractérise l'être
au monde de l'humain. Elle réalise l'unité de nos identifications
(unité que redéfait la paranoïa comme l'avait déjà
vu Freud) en même temps qu'elle nous permet de nous abstraire,
de nous absenter d'un être-là immédiat : chaque
enseignant sait que l'étudiant peut être présent
en cours (physiquement) sans être pour autant là en personne.
Son esprit est ailleurs comme on dit... de même d'ailleurs que
l'esprit du prof dans maintes réunions auxquelles il se doit
d'assister pourtant - mais chut (bruit phonétisé), ça
il ne faut pas le dire. Capacité à s'absenter de l'être-là
immédiat, la personne est aussi ce qui nous permet d'envisager
l'au-delà, la vie après la mort... et les archéologues
concluent, à juste titre sans doute, que les traces de rites
funéraires témoignant d'un accompagnement du défunt
dans l'au-delà prouvent que l'on a affaire à des hommes
et plus seulement à des anthropoïdes.
Cette personne qui nous caractérise on va pouvoir (par projection)
la prêter aux autres. Aux autres humains d'abord, dans lesquels
on va reconnaître nos semblables (mais on sait que cela ne va
pas toujours sans difficultés et qu'après les grandes
découvertes des XVe et XVIe siècles on a parfois mis
du temps à reconnaître nos semblables dans les sauvages
rencontrés). Mais aussi aux autres non-humains. Prêter
la personne aux animaux, voire aux plantes ou même aux objets
inanimés est une constante de l'humanité. C'est ce que
l'on appelle couramment l'animisme. De ce point de vue encore, l'humanisation
des animaux n'est pas bien nouvelle (le chat botté présente
des caractéristiques sociales d'un gentilhomme de son temps
: habit, etc.). En anglais, le bateau n'est-il pas she et non it ?
La lune (comme dans le film de Méliés) n'est-elle pas
vue parfois comme un visage ? Mais on peut aussi personnaliser sa
voiture : combien voient une espèce de visage dans l'avant
de la voiture avec ses yeux-phares et sa bouche-grille de radiateur
? (ce dernier exemple m'amène à observer que la chose
est sans doute encore un peu plus complexe car cet animisme est présent
aussi bien chez l'enfant qui par hypothèse n'a pourtant pas
accédé à la personne).
A partir de là, je voudrais revenir rapidement sur ce que dit
Ph. Descola dans Par-delà nature et culture (2005). Descola
montre que l'opposition nature/culture - qui recouvre grosso modo
l'opposition non-humain/humain - n'est pas universelle. Cela n'est
guère étonnant. Nature et culture ne sont rien d'autre
que des concepts, propres à certaines langues occidentales.
Les langues amérindiennes par exemple n'en ont aucun équivalent
exact. Et le breton n'en avait pas non plus (le roazoneg ou brezoneg
chimik développé par Roparz Hemon et ses élèves
depuis les années 1930-1940 a sans doute comblé le manque).
Mais Descola ne s'arrête pas là et propose quatres ontologies,
quatre manière de concevoir les rapports de l'intériorité
et de l'extériorité (animisme, totémisme, naturalisme,
analogisme). Il faut peut-être voir dans ces ontologies des
types idéaux plus que des caractéristiques de certaines
aires géographiques ou culturelles. L'aire culturelle occidentale
(correspondant initialement, grosso modo, à l'aire géographique
européenne) a été caractérisée
par l'analogisme puis plus récemment par le naturalisme. Sans
doute, mais ne peut-on aussi y trouver au moins des traces d'animisme
? Finalement, les ontologies résulteraient des différentes
manières de prêter ou non la personne aux différents
existants. Rien d'étonnant donc au fait de trouver de l'animisme
chez certains de nos contemporains qui prêtent volontiers aux
animaux une intériorité similaire à celle de
l'homme. Faut-il y voir pour autant un brouillage des frontières,
un mixage ou un leurre ? Et pas plutôt un témoignage
supplémentaire de notre humanité ?
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(Version publiée)
Dans la rubrique "Rebonds", Libération, QUOTIDIEN
: mercredi 6 décembre 2006
Loin de brouiller les frontières, imaginer pour les animaux
une intériorité similaire à celle de l'homme est
une preuve supplémentaire de notre humanité.
Tant qu'il y aura des bêtes
Par Jean-Michel LE BOT
Jean-Michel Le Bot sociologue à l'université Rennes-II.
Dernier ouvrage paru: Du développement durable au bien public
(l'Harmattan, 2002).
Sous le titre "On n'est pas des bêtes" ( Libération
24 novembre), Pascal-Henry Keller dénonce deux leurres qui seraient,
selon lui, dans l'air du temps : l'animalité de l'homme et l'humanité
de l'animal. Il conteste ce brouillage des frontières, qui nie
l'unique témoignage de notre existence humaine : la parole. Selon
lui, l'esprit du temps se caractériserait par un engouement massif
pour la cause animale.
En témoignerait le souci écologiste d'un partage de la
planète avec les autres créatures, la présence
d'animaux parlants sur les écrans de cinéma, les interrogations
de philosophes sur la pensée des animaux, les recherches éthologiques
ou psychologiques diverses qui prétendent dégager des
enseignements sur l'homme à partir d'observations des comportements
animaux, les mimiques simiesques des supporters de foot quand des joueurs
à la peau foncée marquent un but... C'est là mettre
dans le même sac des choses qui n'ont pas grand-chose à
voir les unes avec les autres.
Ainsi, la présence d'animaux parlants au cinéma n'est
en rien caractéristique de l'esprit du temps : Walt Disney n'a-t-il
pas créé Mickey Mouse dès 1928, sans parler des
contes bien plus anciens, comme le Chat Botté de Perrault. Le
souci écologiste de préserver la biodiversité est
avant tout lié au constat d'une accélération de
la disparition des espèces : elles font partie d'un patrimoine
qu'il serait effectivement dommage de voir disparaître.
Les mimiques simiesques de certains supporters de foot à l'égard
de joueurs de couleur relèvent, quant à elles, de l'ethnocentrisme
le plus banal. Rien de nouveau là non plus. Lévi-Strauss
rappelait, dans Race et Histoire, que beaucoup de peuples se sont eux-mêmes
désignés comme les humains, tout en qualifiant les autres
d'expressions péjoratives comme "oeufs de poux" ...
Restent les travaux scientifiques qui explorent la frontière
entre l'homme et l'animal. Je ne vois pas en quoi ces travaux devraient
être disqualifiés en tant que tels. Après tout,
cette frontière mérite d'être explorée. Nous
ne savons pas, a priori, où se situe exactement ce seuil de l'humain
(sauf position philosophique arrêtée d'emblée).
Conformément à une tradition occidentale qui met l'accent
sur le verbe, le logos, Keller insiste sur la parole. D'accord, mais
de quoi s'agit-il ? Le fondateur de la linguistique structurale, Ferdinand
de Saussure, ne demandait-il pas que l'on distingue entre la langue
et la parole ? Pour la théorie de la médiation (voir le
Débat , n° 140, mai-août 2006), ce ne sont ni la langue
ni la parole qui sont en cause ici, mais bien la faculté de signe,
par laquelle l'homme analyse tant le son que le sens.
Mais l'humain, ce n'est pas seulement le signe. La clinique (neurologique
et psychiatrique) permet de dissocier trois autres facultés ou
analyses caractéristiques de l'humain au même titre que
le signe (sans hiérarchie possible entre elles) : l'outil, la
personne et la norme. Je passe sur l'outil et la norme, mon but ici
n'étant pas d'exposer ce qu'est la théorie de la médiation.
La personne est ce qui caractérise "l'être" au
monde de l'humain. Elle réalise l'unité de nos identifications
(unité que redéfait la paranoïa comme l'avait déjà
vu Freud) en même temps qu'elle nous permet de nous abstraire,
de nous absenter d'un être-là immédiat : chaque
enseignant sait que l'étudiant peut être présent
en cours (physiquement) sans être pour autant là en personne.
"Son esprit est ailleurs" ... Capacité à s'absenter
de l'être-là immédiat, la personne est aussi ce
qui nous permet d'envisager l'au-delà, la vie après la
mort. Et les archéologues concluent, à juste titre sans
doute, que les traces de rites funéraires, témoignant
d'un accompagnement du défunt dans l'au-delà, prouvent
que l'on a affaire à des hommes et plus seulement à des
anthropoïdes.
Cette personne qui nous caractérise on va pouvoir (par projection)
la prêter aux autres. Aux autres humains d'abord, dans lesquels
on va reconnaître nos semblables, non sans difficultés
parfois (on a mis du temps à reconnaître nos semblables
dans les "sauvages" rencontrés après les grandes
découvertes). Mais aussi aux autres non-humains : prêter
la personne aux animaux, voire aux plantes ou même aux objets
inanimés est une constante de l'humanité. C'est ce que
l'on appelle couramment l'animisme.
Rien d'étonnant, donc, à ce que nos contemporains prêtent
volontiers aux animaux une intériorité similaire à
celle de l'homme. Faut-il y voir pour autant un brouillage des frontières,
un mixage ou un leurre ? Et pas plutôt un témoignage supplémentaire
de notre humanité ?
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