Philippe BRUNEAU et Pierre-Yves BALUT
Mémoire d'Archéologie Générale
Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1997

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII ART ET DROIT

PRÉALABLE: L’ÉTHIQUE ET LA NORME

157. La rationalité axiologique est la modalité autonome de la raison par laquelle le désir s’acculture en vouloir libre.

(a) Autant qu’il est grammairien, ouvrier ou citoyen, l’homme est aussi juriste. En résumant au chapitre III la théorie de la médiation, nous avons, dans ses grandes lignes, expliqué point par point l’organisation du plan axiologique qu’il suffit ici de résumer en quelques mots. Comme lanimal, lhomme est capable de " boulie " (39), c’est-à-dire de pulsion et répulsion, donc de préférence et de choix : le " projet " donne une direction, un sens (dans l’acception où l’on parle de celui de la circulation) à sa représentation qui par lui se fait attention, ou à son activité qui, au lieu d’être désordonnée et aléatoire, vise à un but donné, etc. Homme et animal ont encore en commun d’être capables de cette relation non immédiate qu’est la " valeur ", satisfaction onéreuse et retardée du désir, en laquelle s’enchaînent deux projets dont l’un est le " prix " et l’autre le " bien " (40d et e), ce qu’illustre le proverbe " il faut souffrir pour être belle " (2, 163).

Mais l’homme seul accède à la " norme ", principe " éthique " de négativité qui conteste son désir et le met à même de se frustrer lui-même (41d), instaure la contradiction de ce que ça désire en lui et de ce qu’il se permet, interpose entre l’appétit et la satisfaction la barrière du licite et de l’illicite et empêche que le vouloir libre puisse jamais coïncider avec le projet; dans cette instance qui, comme toutes les autres, conserve la bifacité de la relation non immédiate, le prix s’acculture en " réglementant " ou " gage ", et le bien en " réglementé " ou " titre " (43a); en stricte analogie aux autres plans (66a et 70 pour les plans I et II, 117 pour le plan III), la " timétique " et la " chrématique ", respectivement occupées des prix et des biens, s’acculturent en une " timologie " où s’indexe le prix de la transgression et une " chrématologie " où s’apprécie ce à quoi on s’autorise. Par là - pour jouer sur des mots qui, en français, marquent heureusement la parenté des phases naturelle et culturelle du processus - la direction se fait correction ou la régulation, réglementation.

Le droit sort de cette contradiction dialectique de la pulsion et de la faculté humaine à en rationner la satisfaction qui se résout dans la " morale " : réglementation dans sa phase d’évidement, la norme se fait " habilitation " dans sa phase de réinvestissement; performanciellement, l’homme accède à la liberté dans la variété des " suffrages " (48d), quelle qu’en soit la visée, pratique ou esthétique (53d).

(b) Le " plan IV " est donc un plan comme un autre : la dialectique, ici, éthico-morale, de la nature, de l’instance et de la performance est analogue à celle des autres plans (33, 35, 48). Il ne leur est pas non plus hiérarchiquement subordonné (38), mais est tout aussi important qu’eux; en effet, il est celui de l’intention qui dirige et corrige, régit en un " comportement " les capacités des autres plans qui sans elle s’exerceraient anarchiquement : bon à tout dire, le langage ne pourrait autrement s’orienter en un propos traitant de cet objet et non point de cet autre, ni l’art s’appliquer à tel trajet (172), etc. Enfin, il est pareillement autonome (35d et 36) : affectant autant le langage que l’art ou la société, dont il nous fait également les juristes, en un vouloir-dire aussi bien qu’un vouloir-faire ou un vouloir-être, il ne se réduit à aucun d’eux, comme le prouve pathologiquement l’indépendance des troubles de la boulie et de la norme, tout à fait distincts de ceux de la gnosie et du signe, de la praxie et de l’outil, de la somasie et de la personne.

158. La rationalité axiologique est souvent confondue avec d’autres modes de rationalité, au premier chef sociologique, ce qui explique qu’elle soit trivialement et scientifiquement négligée.

(a) Et pourtant, de beaucoup, il est le plus couramment négligé des quatre plans de rationalité et, partant, celui dont on est le moins préparé à décrypter l’organisation. La cause en est que la rationalité axiologique est souvent contaminée d’autres modes de rationalité avec lesquels elle se trouve confondue, et par eux en partie occultée.

D’abord, et avec une spéciale ampleur, la rationalité sociologique. Nous y avons déjà fait allusion en indiquant combien il est ingénu de chercher dans la société le principe de la morale, car s’il est vrai que l’interdit est ordinairement transmis par l’autre, le groupe ne pourrait cependant imposer la frustration si chacun ne portait en lui le principe de l’auto-frustration et, somme toute, n’était le premier complice de la censure qui lui est imposée (41d). Mais il est constant - souvent par des mots très apparentés ou même indifféremment valables pour l’ethnique et l’éthique - qu’on confond, ou distingue mal, la légalité de ce qui est socialement convenu et la légitimité de ce qu’on s’autorise, de ce qu’on tient pour licite (2, 165; 4, 281, 325; 6, 150), ce qui fait comprendre que, toujours illégale puisqu’elle s’en prend à la loi, la révolution puisse pourtant être légitime; l’infraction commise envers la loi et la transgression par laquelle se franchit le seuil de l’illicite; l’autonomie de la personne qui se donne " elle-même sa loi " (c’est l’étymologie du mot) et la liberté qui est affranchissement de la pulsion, et, partant, la responsabilité et la culpabilité; le " code " (37c; 5, 181), qui est frustration sociale ou, si l’on veut, surmoi, et la norme qui est autorationnement; sous le même nom de " propriété ", l’appartenance et la jouissance; l’usage et, encore une fois, la norme, quand en parlant de la " normalisation " des produits, c’est, ressortissant au plan non pas axiologique mais sociologique, la " standardisation " qu’en réalité on vise, c’est-à-dire la convergence à l’usage, télescopage d’autant plus dommageable pour nous qu’un des bénéfices de l’archéologie est justement d’apprécier l’écart de l’usage à la norme (188b); ou encore la célébration et l’étiquette qui la codifie, en sorte que le relachement de la seconde n’implique pas forcément une crise de la première, etc. Et inutile de rappeler qu’allégrement l’on confond sous " style " l’ethnicisation et la valorisation de l’art (129).

Ensuite, la rationalité glossologique, puisque la " conscience ", qui ressortit souvent à la connaissance, n’en est pas moins tout aussi souvent dite " morale ".

Enfin - ce qui, pour la construction d’une artistique, est le plus dangereux -, la rationalité ergologique. C’est, par exemple, à cette confusion des plans II et IV que tient l’impossibilité de faire du " graffite " un concept clair puisque s’y mêlent l’ergologiquement griffionné et l’axiologiquement illicite (6, 32). Mais elle se manifeste de façon beaucoup générale, confortée, une fois de plus, par les ambiguïtés des mots. En français, de qui déclare " ne pas pouvoir " faire ceci ou cela, rien dans la langue ne permet de décider s’il en est ergologiquement incapable ou axiologiquement empêché (10). Et pareillement de " pourquoi faire? " où nous montrerons que se distinguent mal le " pour quoi faire? ", définitoire de la fin, et le " pour quoi le faire? " qui a trait au projet (173). Plus grave, dans le même " art " s’amalgament l’équivalent de l’ars latin, d’ordre ergologique, et l’Art que nous écrivons avec une majuscule initiale, qui, intéressant aussi des secteurs non ergologiques comme le langage, n’a d’autre statut qu’axiologique (191). Et passons sur des curiosités lexicales, tel le cas d’" inerte " qui, étymologiquement " sans art " et ressortissant donc d’abord au plan ergologique, s’est sémantiquement transporté au seul plan axiologique dans son sens actuel de " sans ressort ", c’est-à-dire aboulique !

(b) Cette occultation de la rationalité axiologique a pour conséquence qu’elle est mise à portion restreinte. .D’une façon générale, elle reste confmée à quelques secteurs : ce dont s’occupent une faculté de droit, une commission d’éthique ou un livre de morale. Et scientifiquement, en particulier, elle est tout simplement mise sur la touche; c’est ainsi qu’un historicisme mal entendu a jeté un discrédit absurde sur la ci-devant " grammaire normative ", d’ordre axiologique, au profit de la seule " grammaire d’usage " qui, elle, est d’ordre sociologique, de même que l’orthographe, ou normativité du langage écrit, est aujourd’hui volontiers méprisée.

On s’en justifie parfois par la chimère d’un illusoire progrès qui rejette le moralisant dans les oubliettes du passé : plus d’un, se trouvant en désaccord avec les règles de jadis, fait basculer la morale dans le " dépassé " ! C’est, une fois de plus, confondre le processus avec telle ou telle de ses manifestations historiques (47, 115) : que la morale d’hier puisse paraître inacceptable aujourd’hui n’altère en rien le principe de la moralité (cf. 41d), exactement comme la désuétude de l’équipement du passé n’altère pas le principe de la technicité, ni celle des langues " mortes " le principe de grammaticalité, ni l’effondrement d’un " ancien régime " le principe de légalitéj et, pareillement, que les règles du " bon usage " varient ou qu’on réforme l’orthographe ne change rien à la normativité du verbe, oral ou écrit, dont il faut bien rendre scientifiquement compte puisqu’elle s’observe sans cesse; bref, le principe du droit n’est pas compromis par la diversité sociale des codes.

159. La rationalité axiologique n’en affecte pas moins l’art, ici encore en deux processus essentiels, et inverses : l' "art de la critique " et la " critique de l’art ".

Le contraste est frappant entre l’ampleur du processus axiologique telle que la reconnaît la théorie de la médiation - la dialectique éthico-morale recoupant la totalité de l’humain, ni plus ni moins que les dialectiques grammatico-rhétorique, technico-industrielle ou éthico-politique - et son ratatinement dans l’usage actuel. Aussi la retombée doit-elle être attendue sur notre discipline de cette méconnaissance générale; et, de fait, dans notre étude du recoupement de l’art et des autres plans de rationalité, nous ne sommes plus maintenant dans la même situation. qu’aux deux chapitres précédents. A propos du " plan I ", nous avons eu à réduire l’importance, constamment exagérée dans la pensée contemporaine, de la représentation et du langage auquel on assimile même souvent l’art (93). Avec la société et l’histoire, nous avons eu à égaliser une cotte mal taillée : d’un côté, l’histoire est aussi prégnante que le langage lorsque dans " histoire de l’art " elle l’emporte sur l’art (25c), tandis que, d’un autre côté, est à l’inverse ordinairement occulté ce que nous appelons 1’ "art de l’histoire " (122). Mais ici c’est le désert, ou, au mieux, la dispersion : en regard des risques de pansémiotisme ou de pansociologisme, celui du panaxiologisme n’est vraiment pas à craindre (57). Hormis, en effet, les cas où l’information disponible nous met sous le nez des faits de droit - quand, par exemple, la source écrite relate la condamnation portée contre Umothée de Milet pour avoir ajouté des cordes à la cithare ou rapporte des interdits vestimentaires (2, lsl et 164) -, les spécialistes ont accoutumé de superbement ignorer la réglementation de l’art, nous l’avons plusieurs fois souligné en esquissant tour à tour celles du portrait (1, 75-77), du vêtement (2, 163-165), de l’équipement catholique (4, 147), de l’image (4, 281-284), du logement animal (5, 181-182), des inscriptions (6, 31-33) ou des monuments aux morts (6, 150-lsl); et d’autant que le seul secteur bien traité, l’orthographe, en est régulièrement détaché pour être rattaché au seul langage.

Heureusement, la théorie est heuristique (5). Elle nous fait attendre le recoupement des plans ergologique et axiologique sous les deux formes inverses dont le principe a été expliqué (37c) et qui nous a déjà servi à considérer en diptyque les rapports de l’art avec la représentation, puis avec l’histoire : l’art du droit et le droit de l’art (64a), ou encore - puisqu’il s’agit de jugement et pour mieux y inscrire un genre connu mais limité (lu) - l’art de la critique et la critique de l’art. Faute de ce modèle, nous n’aurions pu rameuter et ordonner tout le vrac apparent qui, à l’ordinaire isolé et dénué de relations mutuelles, meuble les pages qui suivent : la roulette du casino et l’ordinateur (16l), la monnaie et les bulletins de vote (168), les prisons et les ceintures de chasteté (167),les miséricordes des stalles (183) ou la psychanalyse de l’art (187) et surtout l’Art avec un grand A (191.198) ...

1 - L’ART DE LA CRITIQUE: LA TECHNICISATION DU DROIT OU LES INDUSTRIES DU VOULOIR

Les industries cybernétiques

160. L’outil pouvant prendre le vouloir pour trajet, il est des industries du comportement, dites " cybernétiques "

Comme aux deux chapitres précédents, commençons par le cas où la rationalité ergologique foumit la forme, le " moule " et prend pour contenu les autres plans. Il n’est plus qu’à transposer les diverses formules énoncées à propos de la représentation (94) et de la société (12z) : la technique peut prendre pour trajet le vouloir, sous sa triple modalité de la pulsion, du désir intéressé et de la réglementation; comme il en est de la conscience et de la condition, il est des industries du comportement; le droit peut se techniciser comme inversement la technique se valorise et se réglemente. En un mot, le vouloir de l’homme, ainsi démissionnaire, se trouve transféré à l’outil qui le dispense de choisir et juger et qui est alors en situation de " gouvemer "; c’est pourquoi à ces industries qui produisent de la décision (comme d’autres de la représentation, de l’être ou de la force), la théorie de la médiation réserve le nom de " cybernétiques " (37c et 78).

161. Cybernétiquement, l’outil est mis en oeuvre pour produire des décisions naturellement avantageuses ou culturellement réglementaires, mais aussi des choix qui, n’étant justifiés ni par l’avantage ni par la règle, sont aléatoires.

(a) Si l’homme tend toujours vers son plaisir, naturel ou acculturé par la norme, il est attendu que la décison dont l’exempte l’outil soit, elle aussi, conforme à l’avantage ou à la règle.
La décison cybemétique s’opère fréquemment selon l’intérêt que suppose, dans la valeur, l’acceptation du prix : magiquement, on interroge les sorts pour connaître la meilleure solution (c’était la formule ordinaire à Delphes de demander au dieu s’il était " meilleur de faire ceci ou cela ")j empiriquement, l’ordinateur calcule s’il vaut mieux, pour le spéculateur, vendre ou acheter - quitte à parfois entraîner une panique boursière qui n’est qu’un des effets pervers que peut induire tout outil (80b) -; ou bien, dans le traitement de texte, il décide de la meilleure mise en page; ou bien c’est l’ascenseur informatisé qui, au lieu de vous conduire du rez-de-chaussée au quatrième étage, décide d’aller prendre un passager au sous-sol au nom de ce que nous appellerons plus loin’l’économie (177).

(b) Mais le jugement de l’ordinateur peut aussi être conforme à la norme. On retrouve même alors dans le langage courant les mots de la théorie de la médiation : l’appareil à retrait d’argent liquide ne vous en délivre que si vous y avez droit, comme le portillon du métro ne vous laisse passer que sur présentation d’un titre de transport en règle, ou comme, encore dans le métro, la conduite automatique du train respecte la réglementation de la circulation.

(c) Cependant le classement des industries cybemétiques serait incomplet si place n’était faite à celles qui artificialisent simplement la pulsion naturelle, la boulie.Quand l’homme lui-même ne se préoccupe plus de vouloir et qu’il s’en remet à l’outil mais sans lui donner d’ordre dicté par l’attente d’un avantage ou le respect de la règle, l’outil fabrique un vouloir sans ordonnance, en bref décide pour nous aléatoirement. Quand on toume le caléidoscope, de petits éléments colorés se déplacent et se reflètent dans trois miroirs en sorte de former une composition polychrome rayonnante. En cela il produit de l’esthématopée (94a) ni plus ni moins qu’un peintre abstrait avec sa toile, ses couleurs et ses pinceaux. Mais ceux-ci ne se manoeuvrent pas sans projet; dans le caléidoscope, au contraire, la chute des éléments colorés se fait au hasard, ils produisent une figure imprévue qui semble de son choix, puisqu’elle n’émane pas de la préférence du manipulateur; l’esthématopée se réalise par le contraire même du projet, par accident, mot d’étymologie ici bienvenue : parce que " ça tombe " ainsi. Si donc certains dispositifs du caléidoscope sont ordonnés à la production d’esthématopée, d’autres servent à ce que le choix en soit aléatoire. Il en va de même, dans l’abstraction contemporaine, de peintres comme Morellet dont les toiles sont la " répartition aléatoire de triangles suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire de téléphone ". Depuis César, chacun sait que l’aléa se jette; c’est en effet le nom latin du dé. A l’aléatoire ressortissent donc les boules de la loterie nationale ou du loto, les dés, les machines à sous ou les roulettes qui ne sont pas plus faites pour gagner que pour perdre (sauf limitation calculée de l’aléatoire en sorte de protéger les intérêts du casino) et généralement tout l’équipement des " jeux de hasard ". Si tout à l’heure la décison cybernétique était le répondant outillé du désir intéressé ou du vouloir libre de l’homme, ici l’aléatoire correspond à son caprice, à sa lubie dont l’outil est incapable, et, plus radicalement, abolit artificiellement le projet, la gouveme normalement incluse dans toute action humaine.

 

162. Procédé technique vieux comme le monde, la dévolution du vouloir à l’outil peut être aussi bien magique qu’empirique.

Dans l’usage courant, le nom d’ "industrie cybernétique " est si lié aux appareillages compliqués de notre informatique qu’on nourrirait d’abord volontiers l’illusion que la dévolution du vouloir à l’outil est un fait très récent. Mais il importe ici de ne pas perdre de vue notre proposition antérieure que la distinction des visées magique et empirique ne se confond pas avec la sectorisation des industries, autrement dit que l’une et l’autre sont toujours à disposition quel que soit le secteur concemé (84). Aussi est-il vrai que, pour l’essentiel, la cybernétique a été longtemps magique, sous les espèces de ce que nous appellerons génériquement la " mantique ". Celle-ci, certes, n’est pas seulement prise de décision : divination, information anticipant sur l’événement, elle ressortit aussi à la connaissance (c’est en ce sens que nous avons pris le mot en 28), mais la prédiction n’a ordinairement d’autre rôle que de sortir le consultant de l’embarras du choix. Inutile de préciser que nous n’avons ici en vue que les sorts, les cartes et tarots, la boule de cristal, bref la mantique outillée, car la divination peut ne mettre en oeuvre aucun appareillage, l’auspicine par exemple, ou n’être qu’instrumentée, quand saint François d’Assise conseille, pour connaître la volonté de Dieu, d’ouvrir au hasard une Bible qui n’est pas fabriquée à cette fin. L’avantage est ici manifeste de soustraire la magie à la religion et, par là, pour beaucoup, à l’archaïsme, et, en demeurant au seul plan de l’ergologie, de l’articuler sur l’empirie, d’allure toujours plus modeme : la cybernétique à notre mode n’a plus l’air de dater d’aujourd’hui (3, 9).

 

163. Comme toute catégorie industrielle, la cybernétique s’accommode d’une grande variété de procédés techniques et, en particulier, elle n’implique nullement la complexité de l’appareillage. Mais, en tous les cas, les décisons artificielles ne sont jamais que celles que prévoient, simples ou compliqués, les dispositifs mis en oeuvre.

(a) Outre la séparation indue mais usuelle de la magie et de l’empirie, il serait encore une autre mauvaise raison de tenir l’industrie cybemétique pour une innova-tion actuelle : ce serait de ne la reconnaître que sous l’aspect techniquement sophistiqué que nous en oilfe aujourd’hui l’appareillage informatique. Mais deux autres de nos propositions antérieures viennent ici encore nous mettre en garde : qu’une caté-gorie industrielle, définie par une communauté de fins et d’effets, n’a pas à être tech-niquement homogène (79); et que l’instance n’est pas caractérisable par la complexité ni l’étendue de ses manifestations, donc qu’à l’outil, en particulier, ressortissent, ni plus ni moins l’un que l’autre, la pirogue et le vaisseau spatial (44). La cybemétique non plus ne requiert pas forcément de ces ordinateurs ultra-perfectionnés qui, dans les films de science-fiction, vont jusqu’à décider eux-mêmes de la destruction du vaisseau spatial et de ses occupants : dans la Grèce ancienne, le klèrotèrion, ou machine à tirer au sort les juges, ne consiste qu’en un écoulement aléatoire de boules blanches et noires qui tour à tour font retenir ou rejeter le nom de chaque candidat; dans le réveil-matin un simple déclic mécanique exempte un éventuel veilleur de prendre l’initiative d’interrompre le sommeil du dormeur (bien entendu, nous négligeons ici ce qui dans l’un ou l’autre ressortit à la déïctique : comme toute horloge le réveil écrit l’heure et sa sonnerie est de l’esthématopée; par la symbolique du blanc et du noir, le klérotèrion ne fait aussi que signaler la décision, non la prendre; nous n’avons à retenir que les dispositifs qui permettent l’apparition de la boule au moment où est proclamé un nom, ou les roues dentées qui assurent le déclenchement de la sonnerie à la bonne heure).

(b) Techniquement parlant, l’outil cybernétique, si complexe soit-il, ne décide pas réellement, non plus qu’il n’est vraiment aléatoire : il ne fait qu’obéir aux phénomènes naturels ou aux mécanisme artificiels qu’il met en oeuvre. Mais, industriellement, la quasi-impossibilité de les dominer où se trouve parfois l’opérateur équivaut pour lui à la production d’un choix ou d’une décision imprévisibles : le caléidoscope paraît seul maître des compositions qu’il présente, parce que les déterminismes physiques qu’il met en jeu, si calculables soient-ils en principe, sont dans la pratique incontrôlables; pareillement, l’ordinateur le plus compliqué n’a d’autres solutions que celles que prévoit le programme; mais nous ne maîtrisons plus les résultats décisionnaires d’une combinatoire dont nous sommes pourtant les artisans; le manipulateur a ainsi l’impression d’avoir affaire à un authentique jugement, au point, dans les jeux informatiques interactifs, que l’automate devienne pour le joueur un partenaire artificiel (8, 64).

164. Les raisons sont diverses de transférer sur l’outil la gouverne de l’homme, dont les deux plus notables sont de substituer l’amoralité du premier à l’immoralité du second, et de réintroduire dans le monde par l’artifice un hasard dont le vouloir humain tend justement à réduire la part.

(a) Si toute la cybernétique a pour fin et fonction communes d’artificialiser le choix ou la décision, les raisons de se décharger sur l’outil, les avantages qu’on en escompte, ce que nous nommerons plus loin sa " destination " (173) sont divers. Ce peut être, en exploitant le " loisir " de l’outil (41b), de faire l’économie du travailleur, le réveil-matin se substituant au veilleur de nuit ou le composteur électronique à la dame poinçonneuse, et l’on comprend que l’actuel accroissement de l’équipement cybernétique soit fauteur de chômage. Ce peut être, en exploitant cette fois la " sécurité " de l’outil (53b), d’échapper à la " défaillance humaine ". Or, si celle-ci n’est souvent que la distraction ou l’erreur du veilleur de l’hôtel ou du pilote de l’avion qui rendent préférables le réveil-matin ou le " pilotage automatique ", il arrive aussi bien qu’elle soit la mal-honnêteté partisane. " On tira à la courte paille pour savoir qui serait mangé " : pour la bonne conscience de l’équipage affamé cela valait mieux que s’il avait eu à décider lui-même du choix de la victime, d’autant que pitoyablement " le sort tomba sur le plus jeune " ! aujourd’hui on chargerait l’ordinateur de désigner le maheureux par la combinaison de multiples critères. Ce n’est pas le moindre bénéfice de l’industrie cybernétique que de substituer à l’immoralité humaine l’amoralité de l’outil qui, tout entier régi par la technique, ne risque pas de transgresser jamais des règles éthiques qui lui sont étrangères.

(b) Il est une autre destination notable de l’industrie cybernétique. Nous avons souligné d’entrée que le projet donne un sens, une direction à l’exercice des autres capacités humaines : capables de marcher ou de parler, sans lui nous irions n’importe où et dirions n’importe quoi; bref par son vouloir, l’homme réduit dans son destin la part du hasard. Participant à ce vouloir dont elle est la technicisation, la cybemétique doit jouer le même rôle, et de fait c’est bien ce qu’on attend couramment de la mantique comme de l’informatique. Et pourtant nous avons vu qu’il est, quoique fabriqués par l’homme, des ouvrages de l’aléatoire (160c) dont l’effet est d’artificiellement réintégrer le hasard dans le monde. La chose serait paradoxale s’il ne s’agissait pas, pratiquement toujours, de jeux, si nombreux que ceux dits de hasard forment une classe bien cataloguée : réintroduire l’aléa n’est intéressant que dans une compétition qui sociologiquement ne compte pas, même si elle apporte un gain (8, 61).

L’automatisation

165. Le guidage de l’outil peut être lui-même artificiel, " automatique ".

Il est un secteur de la cybernétique - qu’elle artificialise le désir naturel ou le vouloir acculturé - qui intéresse spécialement l’artistique, celui où elle s’applique à l’ou-til lui-même. En effet, pour illustrer le transfert sur l’outil de la décision humaine, le réveil-matin, dans sa simplicité, et le pilotage automatique, dans sa complexité tech-nique, faisaient plus haut également l’affaire. Mais, d’un autre point de vue, il est entre eux une différence qui, pour l’artistique, est essentielle : la décision du veilleur qui vous sort du sommeil ne porte sur rien de technique, tandis que celle du pilote porte sur un outil qui est l’avion, en sorte qu’à la différence du réveil-matin, l’appareillage du pilotage automatique assure le guidage artificiel d’un artifice.

Dans l’exploitation de l’outil, on pense plus spontanément à l’effort qu’elle coûte qu’à la nécessité de le guider; chacun voit pourtant qu’il ne suffit pas, pour découper le carreau d’une fenêtre, d’appuyer fort, mais qu’il faut encore assurer le tracé; ou encore l’auto dispense certes de marcher, mais il faut elle-même la mettre en marche et, sans volant pour la conduire, elle irait n’importe où; etc. Aussi n’est-il guère d’outil qui ne présente des dispositifs permettant d’en diriger ou d’en déclencher le fonctionnement. Mais ces " commandes ", pour les nommer ainsi génériquement, sont mises en branle par le vouloir de l’ouvrier; elles assurent la transmission de sa décision, mais qui cependant n’émane que de lui. Le vouloir n’étant pas techniquement produit, on ne saurait parler ici de cybernétique; nous avons affaire au guidage de l’outil, non à l’outil du guidage.

Mais celui-ci existe; il est une cybernétique de l’outil quand sa conduite est artificielle, quand les " commandes " sont elles-mêmes technicisées, quand la décision de l’ouvrier est transférée sur des dispositifs d’autoguidage : par exemple, dirigeant le convoi " à sa volonté ", une volonté qui vise au bien et se conforme aux règles, le rail - qui de surcroît ressortit à l’industrie dynamique au même titre que la locomotive puisqu’il réduit l’énergie nécessaire au déplacement du convoi (201b) - élimine techniquement la dérive aléatoire du véhicule à laquelle pare, en auto, la vigilance d’un conducteur constamment tenu à contrôler le volant; d’elle-même la machine à laver déclenche les phases successives de la lessive comme d’elle-même s’émeut aujourd’hui la cloche de l’Angelus; le piano mécanique décide des cordes à frapper; et plus simplement la règle ôte à la main le choix du tracé (3, 9; 4, 141-142)

Pour désigner génériquement cette cybernétique de l’outil, ces dispositifs d’autoguidage, point n’est besoin de chercher beaucoup : l’étymologie, la tradition qui connaissait les automates, l’usage actuel qui applique le mot au pilotage de l’avion ou du métro comme à la machine à laver, nous imposent le terme d’ "automatique "

166. Dans l’exploitation de l’outil, l’automatisation est dispense de guidage comme la motorisation est dispense d’effort; facultative, leur conjonction constitue la robotique qui est dispense de travailleur.

La conduite de l’outil, disions-nous plus haut, requiert à la fois un guidage ressortissant au projet et au jugement et, parce qu’il reste du " labeur " dans le travail (41b), un effort : définie comme dispense du premier, l’automatisation se trouve aussitôt liée à la motorisation qui dispense du second (91a, 203); ce sont les deux façons dont la technique s’assiste elle-même.

Leur solidarité au sein de l’ergologie (91b) - qui explique une tendance à les confondre (3, 9) - ne suppose nullement cependant qu’elles soient conjointes : tandis qu’au repos dans sa voiture, l’automobiliste reste constamment astreint à tenir le volant, les ouvriers qui, dans les triages ferroviaires, s’efforcent à pousser à la main des wagons n’ont pas à se soucier de leur itinéraire grâce au rail (dont la surface glissante, nous l’avons dit, diminue en outre leur peine). On peut donc motoriser sans automatiser aussi bien qu’automatiser sans motoriser. Pourtant, de nos jours, l’assistance à l’effort et l’assistance à la décision tendent à se cumuler; quand automatisation et motorisation sont chacune poussées à l’extrême et s’allient, le travailleur est à ce point dispensé de tout que la machine le remplace intégralement : c’est, dans le sens tchèque originel du mot, le robot. La robotique est incontestablement de réalisation contemporaine, mais, soit dit en passant, la représentation de l’art étant dissociable de l’art lui-même et pouvant par là anticiper sur lui, l’idée en est bien plus ancienne : la poésie grecque archaïque prête déjà à Héphaistos la fabrication, non seulement de trépieds " automates ", mais de Pandore qu’Hésiode décrit exactement comme un artifice agissant à la façon d’un humain, d’où Aristote tirait judicieusement, au début de la Politique, qu’avec de tels " outils obéissant aux ordres ou programmés, les architectes n’auraient plus besoin d’ouvriers ni les maîtres, d’esclaves " (11, 90).

 

Les industries orectiques et phylactiques

167. Le désir peut être artificiellement excité ou freiné, de même que son assouvissement être favorisé ou entravé.

Qu’il produise un résultat hasardeux aussi irrationnel que la pulsion spontanée de l’animal, ou un choix calculé au mieux d’un bon équilibre du prix et du bien, ou une décision éthiquement correcte, l’outil cybemétique, en le technicisant, assiste le vouloir de l’homme qui peut s’en trouver dispensé. Mais les industries afférentes au plan du vouloir ne sont pas encore épuisées. L’art permet aussi d’agir tant sur le désir que sur son assouvissement.

(a) Tandis que les artifices de l’aléatoire remplacent la pulsion de l’homme, il en est d’autres qui, en agissant sur sa physiologie, la produisent ou la favorisent : de même qu’au plan de la représentation les lunettes par exemple assistent la vison naturelle ou qu’à celui de l’être l’aliment contribue à la vie, ici l’apéritif, comme son nom l’indique, " ouvre " l’appétit et l’aphrodisiaque active le désir sexuel. Ils ne sont, bien entendu, pas à confondre, même s’ils se prennent également par la bouche, avec l’aliment que spécifie sa fonction nourricière et non le mode d’absorption (qui d’ailleurs, pour être le plus souvent buccal, peut être aussi bien le goutte à goutte); ni avec les poppers, godmichés et autres " paradis artificiels " qui produisent du plaisir sans avoir pour tâche d’y inciter. Leur fonction, que faute d’un mot usuel nous dirons " orectique ", est d’ "exciter un appétit " qui n’est pas seulement alimentaires en dépit du sens médi-cal d’ "anorexie ".

Celle-ci, cette " non-appétence " peut d’ailleurs, elle aussi, être artificiellement provoquée : à l’aphrodisiaque ou, magiquement, au philtre d’amour répond le bromure des casemes d’autefois. Pulsion et répulsion étant du même ordre, ils ressortissent à la même catégorie industrielle d’altération artificielle du désir.

(b) La technique peut intervenir aussi, non plus sur l’excitation du désir, mais sur son assouvissement. Rares sont les artifices qui l’assistent. Le plus souvent ils visent au contraire à l’entraver : tels sont - même s’ils relèvent aussi du vêtement ou du logement par certains de leurs dispositifs - la ceinture de chasteté du moyen âge, l’appareil antimasturbatoire du siècle demier, les prisons en tout genre, de la " fillette " de Louis XI à ce qu’on appelle aujourd’hui l’ "univers carcéral ", et, bien entendu aussi, puisque l’animal accède également à la boulie et à la valeur, tout ce qui dans sa cage tient de l’incarcération (5, 177-178), etc. De tout cela, l’exploitation est le plus souvent sociale car l’entrave à la volonté vient ordinairement d’autrui, mais il se peut qu’on en use soi-même pour s’empêcher de faire ce qu’on désire sans pourtant l’approuver, en sorte qu’une ceinture de chasteté peut fabriquer un refus, une nolition morale.

Pour désigner ces obstacles à la satisfaction du désir, l’usage, ici non plus, ne propose aucun terme générique : puisqu’il s’agit tant d’empêcher que de s’empêcher, de garder que de se garder, nous choisirons le terme de " phylactique ".

 

La déïctique du droit

168. Les industries du vouloir ne se confondent pas avec celles de leur signalisation, c’est-à-dire avec la " déïctique du droit ".

(a) De même que le signe, le signal peut prendre n’importe quoi comme référent et par conséquent ce qui ressortit au plan axiologique : comme il en est une de l’histoire, il est donc une " déïctique du droit " (97c et 128) dont relèvent diverses catégories d’ouvrages; mais, faute d’un appareil conceptuel idoine, certains sont archéologiquement très étudiés tandis que d’autres sont négligés et on est en tout cas accoutumé à les considérer séparément.

Les plus évidents sont sans doute le bulletin de vote qui est à ce point la signalisation du suffrage qu’il en porte parfois le nom (bien entendu, l’ume et l’isoloir ressortissent à d’autres industries, à la resserre et à l’habitat), et surtout la monnaie qui est la signalisation de la valeur économique. Elle fait bande à part sous la bannière indûment autonome de la numismatique (20). Mais autant qu’à la valeur est liée la norme qui en est l’acculturation, pareillement à la monnaie répondent les " titres " en tout genre qui sont le signal d’une habilitation réglementaire : tantôt le " titre ", au sens médiationniste du mot (157a) est seul signalisé, ainsi dans les titres de proprié-té ou les diplômes et brevets; tantôt, au contraire, la signalisation se limite à celle du " gage ", tel le timbre-poste qui indique la somme à verser, mais non pas le service auquel il donne droit; tantôt elle s’étend aux deux comme dans les titres de transports, billets, tickets, bons, etc. (Paris-Rennes, 260 francs).

(b) A la déïctique du droit appartient encore la signalisation du projet, spécialement du projet d’art, dans l’acception professionnelle où les architectes prennent ce mot. Comme il s’agit d’images et d’écrits préalables à l’exécution, s’impose ici le nom de " programme " (145b) qui malheureusement véhicule la confusion. Il importe donc de le débarrasser d’un autre sens qui s’y mêle constamment, celui de vaste conception d’ensemble par opposition à la réalisation au coup par coup; et de le réserver au plan qui nous occupe ici, car ergologiquement le programme ne se distingue pas de ce qu’on appellerait inversement un métagramme : du point de vue déïctique, et c’est même lme difficulté récurrente de l’histoire de l’art, il peut n’être aucune différence entre un dessin préparatoire à une peinture encore à faire et un dessin ou une gravure fait d’après la peinture achevée.

(c) Enfin, la référence peut n’être pas le parti déjà pris mais le parti à prendre, non pas le droit reconnu et établi mais le droit à reconnaître et respecter. D’un côté, donc, il est, signalant non pas le désiré, le préféré, le projeté, mais le désirable, le préférable, le projetable, une déïctique que nous avons dite de " provocation " (4, 280) avec la publicité, la propagande, ce que l’Église appelle 1’ "édification " (servant à faire vouloir le Bien, par opposition à l’ "instruction " qui vise à faire savoir), etc. De l’autre, une déïctique de l’injonction, prescrivant le licite ou proscrivant l’illicite, avec toutes les manifestations de ce qu’on nommera la " consigne ", par exemple tous les panneaux de la circulation routière ou piétonnière.

169. La déïctique du droit, comme toute catégorie industrielle, met en oeuvre une grande variété de procédés techniques, ce qui, entre autres, compromet les considéra-tions sur1’ "invention de la monnaie "; et, comme toute déïctique, tous les modes de la signalisation.

(a) Toutes les sous-catégories de la déïctique du droit se définissent par la fin industrielle. Or, la communauté téléotique n’implique nullement, bien au contraire, la communauté téléologique (71 et 79); aussi chaque sous-catégorie s’accommode-t-elle d’une grande variété de procédés techniques : ainsi le suffrage peut s’inscrire sur un tesson comme en Grèce ancienne ou sur un papier comme chez nous; imagièrement, le programme peut être un dessin en plan ou une maquette, etc. Cette observation très générale ne vaudrait pas d’être à nouveau répétée si elle n’avait ici pour effet de mettre en cause les opinions reçues sur1’ "invention de la monnaie ". On reste perplexe à l’annoncé de périodes " prémonétaires "; en effet, chacun voit bien que la monnaie, téléotiquement " assignat " comme signal de la valeur convenue, est dissociable de la médaille sous laquelle elle n’a téléologiquement cessé de se présenter du VIe siècle grec à Law, puisqu’il est des médailles non monétaires (satiriques, de première communion, servant de décorations) et qu’inversement la monnaie n’est plus exclusivement médaillée et se signale aussi bien en billets de banque, en chèques ou en cartes de crédit; il serait donc archéologiquement avantageux de ne pas confondre l’ "invention de la monnaie " avec les débuts de la médaille monétaire et de la reconnaître, non seulement sous des formes instrumentales (qui peuvent être contemporaines : il fut un temps où, sur les autoroutes italiennes, des bonbons tenaient lieu des " spiccioli " devenus trop rares! ), mais bel et bien dans de prétendues " protomonnaies ".

(b) Dans la déïctique, pareillement, la référence est indifférente au mode de signalisation (97 et 128) : c’est pourquoi, spécifiée par le statut axiologique du référent, la déïctique du droit peut, en chaque cas, exploiter l’un ou l’autre des types de signaux : par exemple, le suffrage, très avantageusement dans des situations d’ample analphabétisme, est signalisable par des indicateurs, boules ou bulletins de couleur; nos billets de banque se différencient autant par l’image, la couleur du papier et l’écriture. Ici aussi, l’observation n’aurait pas à être répétée si ne semblait se profiler, dans la déïctique du droit, une inégale répartition des types de signaux comme il s’en constate en d’autres secteurs (4, 339-340; 5, 123-126) : c’est l’écriture qui paraît y tenir le rôle principal. A supposer qu’il en soit bien ainsi, on s’interrogera si nous sommes trop sensibles à la situation actuelle où l’ordinateur, à la fois machine à écrire et machine à décider, nous pousse à privilégier cette association, ou bien s’il s’agit d’un lien plus foncier du droit et du langage, donc aussi de l’écriture, dont témoigneraient le souci ancien d’un droit écrit, l’étymologie de " pré-"  et " proscription ", l’ambiguïté ancienne de " conscience ", à la fois cognitive et morale, etc.

Gage et chose ouvrée : l’équipement pénal

170. Non plus que le cadeau, le gage - y compris la rançon expiatoire le plus sou-vent socialisée en amende - n’est pas forcément une chose ouvrée ou ouvrée à cet ejfiet. L’usage tend cependant à instituer un " équipement pénal " spécialisé servant à sanc-tionner socialement la faute par le châtiment et parfois le mérite par la récompense.

Si nous consacrons ainsi quelques lignes à la déïctique du droit comme nous l’avons fait au chapitre précédent pour la déïctique de l’histoire, c’est par pure précaution, pour bien prévenir le lecteur d’avoir à distinguer le droit, ou l’histoire, de sa signalisation, car il ne s’agit pas ici d’industrie du vouloir, mais d’une industrie de la représentation prenant le vouloir pour référence. Mais il arrive que ce lien soit encore beaucoup plus lâche : nous avons montré, en traitant de l’échange, que c’est le cas du cadeau qui peut, certes, consister en un ouvrage produit à cette fin, mais être aussi un ouvrage produit à une autre fin, ou une chose naturelle, ou même n’être pas une chose tangible (154). Il en va pareillement, ici, du " gage ", indexation du prix par lequel s’obtientle titre; et pareillement de la rançon expiatoire, le plus souvent socialement codifiée en " amende ", qui, lorsque la règle a été transgressée, est un gage à retardement assurant le recouvrement du " titre " : excès de vitesse, retrait de permis de conduire; paiement de l’amende, restitution du permis. Qu’on s’impose soi-même l’expiation ou qu’elle soit socialement infligée, et qu’on paie ses propres fautes ou celles des autres, n’importe quoi fait ici l’affaire, depuis l’exil ou le pèlerinage jusqu’à la prison où l’on purge sa peine, de l’amende pécuniaire ou de la Chapelle expiatoire du Boulevard Haussmann au châtiment corporel.

Mais la sanction des fautes étant à l’ordinaire socialement organisée, l’usage tend à restreindre la variété en principe indéfinie des gages et amendes. Il est rare qu’une société ne se dote pas d’un " équipement pénal " dont les composantes - comme en tous les équipements sectoriels (ceux qui outillent la mort, l’enseignement, la religion, etc.) - ressortissent à divers types d’industries, schématique, par exemple, avec les appareils de châtiment, ou déïctique avec les feuilles de contravention imprimées dis-tribuées par la police etc.

La sanction sociale n’est pas toujours que punitive : s’il est plus fréquent de faire payer la transgression, il arrive qu’on récompense le mérite de respecter la règle. La solidarité de ces deux formes de sanction est si étroite qu’il est des langues pour les désigner d’un même mot, comme poiné en grec ancien. En ce double sens ancien du terme, nous inscrirons aussi dans l’équipement " pénal " ce qui usuellement outille, non plus le châtiment, mais la récompense, tels autrefois les " livres de prix " que personne ne lisait.

Sans parler de ce qui déïctiquement signale le châtiment ou la récompense : bon-net d’âne ou étiquette infamante accrochée dans le dos de David Copperfield, décorations militaires, couronnes du vainqueur ou bons points de l’école.

 

Il. LA CRITIQUE DE L’ART : VALORISATION ET RÉGLEMENTATION DE LA TECHNIQUE

 

Critique rétrospective et critique incorporée

171. L’art, comme tout, est passible de préférence, de valorisation et de réglementa-tion. C’est pourquoi, dépassant le genre restreint de la " critique d’art " rétrospective-ment et facultativement portée sur le produit des Beaux-Arts, l’art inclut toujours une critique incorporée qui relève tant, naturellement, du projet et de la valeur que, cultu-rellement, de la norme.

Le " plan IV " recoupe la totalité de l’humain (157b), donc l’art en tous les processus qui le constituent. Nous avons déjà au passage évoqué la préférence stylistique qu’est le " parti " (14l), ou la valorisation du changement en progrès (142), de l’endroit et du moment en " occasion "  (lsl), ou l’habituelle hiérarchisation des métiers (147). Ou encore dans des notices problématiques, nous avons indiqué comment le portrait, qui est sociologiquement " pause " en ce qu’il arrête le portraituré en un point de son histoire, est par la " pose " sujet à préférences (1, 81-85); ou comment le vêtement est valo risable - l’ "uniforme " et le " travesti " se faisant " mode " et " élégance " - et réglementable sous l’aspect du " costume " et de la " tenue " (2, 163-165). C’est maintenant d’ensemble qu’est à considérer l’incidence sur l’art du plan du vouloir, ce que, dans nos termes à nous (37b), nous devons appeler la critique de l’art.

Avec cette dénomination, la question est immédiatement embrouillée par la répartition actuelle des professionnels du discours sur l’art. En effet, parce qu’elle est matérielle, la chose ouvrée est conservable et transportable; elle poursuit une " carrière " bien au-delà du temps et du lieu de sa confection (148); elle demeure exploitable (on peut aujourd’hui habiter dans un château du XVIIe siècle, boire dans des tasses Empire, etc. ) et tout aussi bien jugeable. Or, ce sont ces jugements portés après coup qui constituent chez nous la " critique d’art "; ce genre littéraire, largement journalistique, pratiqué par des gens en général incapables de faire eux-mêmes ce dont ils jugent, offre la particularité de ne s’intéresser qu’aux Beaux-Arts, laissant à " 60 millions de consommateurs " la charge de juger des aspirateurs et des machines à laver. Sans en exclure cette critique-là, c’est un processus bien plus ample que nous avons en vue quand nous parlons, en titre à ce chapitre, de " critique de l’art " : nous n’entendons pas une critique restreinte aux Beaux-Arts, mais extensive à toute mise en oeuvre technique; non plus facultative mais, sauf trouble pathologique, constante; non pas rétrospective et portée par des observateurs étrangers à la production, mais incluse à la production et portée par l’ouvrier lui-même qui est simultanément son propre juge car c’est en même temps qu’on fait et qu’on veut faire. Le cas est au fond le même que celui de 1’ "histoire de l’art " au chapitre précédent (129-156) : nous n’avons pas dit alors un seul mot de la discipline de ce nom; c’est qu’ici encore l’observateur peut bien bâtir facultativement et rétrospectivement une histoire, mais l’historicité est déjà incluse dans l’art qui, par le style, est de telle époque, de telle région, etc. Recouvrant la totalité du plan du vouloir, cette critique de l’art incorporée relève tant, naturellement, du projet et de la valeur que, culturellement, de la norme.

Le projet et l’entreprise, ou le désir de faire

172. Il n’est pas d’art sans entreprise répondant à un projet, c’est-à-dire générale-ment un besoin qui du travail fait une besogne.

Si le " troisième plan " est celui de la pluralité et de la diversité - expliquant la multitude et la variété toujours singulière des messages, des ouvrages, etc. -, le quatrième est celui de la directivité, de l’intentionnalité. C’est lui qui donne une orienta-tion à l’exercice des autres capacités rationnelles : ce à quoi on vise, en un mot le " projet ", propose un but à l’exercice du langage, de l’art, etc., et fait opérer un choix parmi tout ce que l’accès au signe ou à l’outil rend virtuellement possible de dire ou de faire.

En effet, pour parler, il ne suffit pas d’être capable de grammaire : on ne dirait rien sans une prise de parole qui suppose qu’on a envie de dire quelque chose et qui donne une direction à la locution (6, 20). Et, de même, si l’émergence à la technique est la condition fondamentale et nécessaire de la production, on ne ferait pourtant rien si l’on ne voulait le faire, sans ce que par analogie nous appellerons1’ "entreprise ", mot auquel nous ne donnons pas ici seulement son sens sociologique habituel d’établissement, mais celui, plus large et qu’il conserve en ce demier cas, de prise d’initiative, de mise à l’oeuvre (4, 281; 6, 33). Par là l’opération, elle aussi, prend une direction, un sens, dans l’acception la plus routière de ces termes; par exemple topique, la marche de l’auto qui ergologiquement n’était qu’un déplacement devient itinéraire (4, 278). De même que de l’objet du message l’intention fait un objectif, ici du trajet de l’ouvrage elle fait, si l’on veut, une trajectoire.

Le projet qui sous-tend la prise de parole ou l’entreprise correspond le plus souvent au besoin, que la théorie de la médiation inscrit au " plan IV " : si donc le besoin ne peut ergologiquement expliquer l’outil (86), il explique axiologiquement sa mise en branle; par lui, le travail se fait à ce plan, dans le sens étymologique du mot, " besogne ", de même qu’au plan I il se conceptualise en " technologie " - toujours au sens strict du terme - (87 et 107) et qu’au plan III il s’organise socialement en confection (89 et 145).

173. Le projet, d’ordre axiologique, ne saurait se confondre avec le trajet ou la lin, d’ordre ergologique, non plus que la " destination " de l’ouvrage avec sa fonction.

Qu’on puisse ne pas dire ou faire tout ce qu’on est glossologiquement ou ergologiquement à même de dire ou de faire, rappelle que le projet est d’un autre ordre que la capacité de parler ou d’oeuvrer (35d). Et, de fait, avec lui ce n’est plus de la référence qu’il s’agit, mais de la préférence; non plus de la chose à faire (ou à dire), mais du motif de la faire (ou de la dire); non de la fin ergologique, qui ressortit à la dialectique tech-nico-industrielle, mais du projet qui, en s’acculturant axiologiquement, est soumis, lui, à la dialectique éthico-morale; non du " pour quoi faire? ", mais du " pourquoi le faire? "; non du but de la mise en oeuvre, mais des motifs qu’on a d’en consentir la fatigue et le coût (4, 275-277). Bref, avec le projet nous ne sommes plus au même plan qu’avec le trajet (ou l’objet).

Preuve en est qu’ils sont dissociables : le travail est si distinct de la " besogne ", si indifférent à l’avantage qu’il procure, qu’un plombier peut parfaitement vous installer 1m robinet sans vous demander, ou se demander pourquoi il vous faut de l’eau (4, 276). Aussi la variété des fins ne coïncide-t-elle nullement avec celle des projets. D’un côté, 1m même ouvrage peut convenir à des projets différents puisqu’on en attend des bénéfices distincts : nous avons déjà indiqué qu’un même robinet, dont la fin reste de produire un débit contrôlé, foumit l’eau de la toilette aussi bien que de la boisson (92); le préservatif, par une même fonction de rétention de la semence, offre le bénéfice alternatif, soit d’être contraceptif, soit de mettre le porteur à l’abri de la contamination; la même image peut être d’ "évocation ", de " convocation " ou de " provocation " selon que le projet est de produire la connaissance, la présence ou l’appétence (98); sous l’occupation allemande, la même destruction de statue était récupération du métal et épuration du portraituré; etc. Mais, inversement, sont adéquats au même projet des ouvrages différents, la carte et la boussole servant également à ne pas perdre le Nord, voire des procédés non outillés, comme le cordon de police ou même l’injonction verbale qui maintiennent la " manif "  au même titre qu’un ensemble de barrières (4, 276-27 7). Puisque l’analyse dissocie la fin et le projet, il serait inadmissible de les amalgamer et c’est pourquoi, anticipant sur le présent développement, nous avons, dès le terme de notre exposé d’ergologie, mis en garde contre le risque de les assimiler (92).

La confusion est pourtant quasi constante dans nos études; par exemple, à balancer si les premières cartes géographiques servaient à représenter le monde ou à faciliter le voyage, on s’embarrasse d’une fausse altemative, mélangeant la fin déïctique de l’image et l’avantage d’en disposer (4, 275-276).
A cela plusieurs raisons. Ce sont d’abordles mots qui, comme " pouvoir " en français, nous l’avons dit (158a), occultent souvent la distinction; mais, faisant obstacle à l’analyse, la polysémie ne saurait prévaloir sur elle (10). Ensuite, il est certes fréquent que la variété des projets entraîne une égale variété des fins, dans une sorte de contrepoint qu’on prend pour un accord (4, 276) : mais nous avons indiqué plus haut que, tout aussi fréquemment, des projets distincts s’accommodent d’un même ouvrage, et réciproquement. Enfin, notre économisme foncier détoume d’admettre que la technique puisse produire du non avantageux, de même que la grammaire énoncer du non-sens : mais c’est une illusion que bientôt mettra en lumière la proposition suivante (174).

Là-contre le remède est toujours le même : désigner de mots dilEérents ce que l’ana-lyse dissocie. La théorie de la médiation nous fournit l’opposition de la " fin " et du " projet "; pour distinguer le " pour quoi faire? " et le " pourquoi le faire? " d’un même ouvrage, la tradition archéologique nous proposait " fonction " et " destination " dont nous n’avons eu qu’à bien spécifier le sens, toujours en tâchant de respecter les tendances de la langue. Parce que dans " fonction " il y a étymologiquement ce dont on se charge ou s’acquitte, le mot convenait bien au plan ergologique où c’est de tâche qu’il s’agit (70) et désignait correctement ce que le fabriqué nous met à même de faire; tandis que lié au " destin " que le vouloir humain contribue à construire et qui implique l’attente le plus souvent d’un bien, servant dans le vocabulaire des transports à désigner la direction par laquelle le déplacement se fait itinéraire, " destination " méritait au contraire d’être réservé au plan axiologique (3, 9; 4, 275-278).

174. La fin ne se confondant pas avec le projet, l’efficace est également distincte du bénéfice, en sorte que le succès ergologique d’une opération n’implique nullement qu’elle soit avantageuse.

La mise en oeuvre d’un outillage suppose, disions-nous, qu’il y ait entreprise, c’est-à-dire un motif d’opérer cette mise en oeuvre. Dans la grande majorité des cas, ce motif d’entreprendre est l’espoir d’un bénéfice; on peut même dire qu’il en va toujours ainsi, car, même si telle entreprise, par exemple de se suicider ou de faire exploser une centrale électrique, peut à autrui apparaître dommageable, l’entrepreneur en escompte, lui, un avantage. Mais le projet n’est pas la fin! Du coup, la valeur de l’un ne se confond pas avec la valeur de l’autre. L’efficacité de l’outil, son rendement optimal, son adéquation même excellente à sa fin, son " ophélimité " en somme (54b) n’impliquent nullement que cette fm soit avantageuse, ni que l’effet soit bénéfique. Le succès technique de l’opération - y compris chirurgicale! - ne se confond pas avec l’avantage qu’on peut ou non en retirer, non plus, à l’inverse, que l’erreur ergologique, qui entraîne un méfonctionnement, et la faute axiologique qui contrevient à l’intérêt ou à la norme. C’est un point important car on pense spontanément le contraire. Pourtant, d’un aspirateur qui serait fait pour recracher à l’arrière la poussière qu’il avale à l’avant et qui effectivement la recracherait, l’ophélimité serait parfaite, quoiqu’aux dam et désespoir de la femme de ménage. Ou encore la piqûre est ergologiquement réussie pourvu que l’aiguille, faite pour pénétrer la chair, s’y enfonce bien et que le pis-ton injecte tout le liquide contenu dans la seringue : maintenant que le patient en guérisse ou en meurt, c’est une autre affaire, relevant d’autres plans! Il est d’ailleurs facile d’observer que la sectorisation des industries, bâtie sur les fins de l’ouvrage (78), est indifférente à l’opposition du bénéfice et du maléfice : s’agissant, par exemple de celles de l’être, l’industrie alimentaire inclut le poison, comme la vestimentaire le baillon, la stabulaire la chambre à gaz, ou la corporelle la blessure.

Et de même la polytropie : par l’écart irréductible qui sépare la fin et le fabriqué (71), l’outil fait, ou peut faire plus que ce que suppose la fin à laquelle il est explicitement ordonné; il produit des effets que, parce qu’étrangers à la fin, nous nommons de " consécution " (80b) ; mais il est ergologiquement indifférent qu’ils soient " pervers " ou avantageux. Au travailleur seulement de changer d’outil s’il s’avise que celui-ci, si adéquat soit-il ergologiquement à sa fin, ne l’est pas au projet, c’est-à-dire ne contribue pas à l’obtention du bien escompté.

On est ici au coeur des contradictions dont la technique est l’objet dans l’opinion d’aujourd’hui. Il est courant, nous l’avons déjà noté (65a), de décrier le produit artificiel en regard de celui qu’on croit naturel, comme si artificiel était synonyme de mau-vais ou nocif et naturel synonyme de bon et sain; mais inversement la plupart incline à exalter, comme nécessairement bonnes, les prouesses technologiques. Dans l’un et l’autre cas, plan ergologique et plan axiologique se trouvent comme collés l’un à l’autre. Mais le concept de critique d’art coupe court à une telle collusion : consistant dans le recoupement de ces deux plans, elle en suppose l’autonomie et exclut que de soi l’art puisse être bénéfique ou maléfique.

175. La distinction de la fin et du projet entraîne aussi celle du faire et du vouloir-faire. C’est l’autonomie de ce dernier, déïctiquement observable dans le " programme ", qui autorise à inclure dans l’objet de l’archéologie l’ouvrage seulement projeté.

La dissociation de la fin et du projet est pour l’archéologie de grande conséquence. En la posant, on reconnaît aussi celle du faire et du vouloir-faire, donc leur autonomie qui les rend observables chacun séparément et donne même à croire qu’ils pourraient se passer l’un de l’autre. A vrai dire, on voit mal, sauf pathologiquement, que le premier aille sans le second, mais l’inverse est courant : faute de moyens, l’intention reste souvent sans réalisation technique. Or, si l’artistique, sous la forme particulière de l’axioartistique, prend en considé-ration le vouloir-faire comme constitutif de l’art, l’archéologie ne saurait non plus se désintéresser du projeté non réalisé puisqu’il témoigne, non seulement des obstacles au faire, mais des orientations du vouloir-faire : c’est pourquoi nous estimons devoir l’inclure dans l’objet archéologique (25a, 216c). Bien entendu, par définition, il n’est pas d’autopsie possible du projeté non réalisé, qui cependant reste rétrospectivement connaissable pour peu que l’intention ait pris corps dans une représentation anticipée, langagièrement et imagièrement technicisée, en ce qu’au sein de la la déïctique du droit nous avons appelé le " programme " (168b).

176.Si de la production et donc du produit fini est escompté un bénéfice, ils coûtent aussi en mqyens et en travail : ils sont donc ordinairement impliqués dans le mécanis-me de la valeur qui consiste dans l’enchaînement d’un prix et d’un bien.

Pour dire ce qu’on veut dire, il arrive qu’il faille vaincre sa timidité, risquer l’hostilité, voire la persécution, mais le plus fréquemment l’exercice du langage ne coûte rien. Il en va tout autrement de l’art : il requiert d’abord des moyens, tant " matières premières " - selon l’expression consacrée, bien qu’elles soient quasi toujours déjà techniquement traitées (204b) - qu’appareillages, qu’on n’a pas à gratuite disposition, qu’on ne trouve pas en soi-même comme l’air et les organes vocaux nécessaires à la phonation, mais qu’il faut aller chercher ou acheter, au prix d’une fatigue ou d’un

débours; et ensuite du travail, ou plus précisément de la " confection " (89), qui coûte également de la peine ou de l’argent selon qu’on fait soi-même ou qu’on fait faire. Bref, si la production suppose un projet, une intention qui va vers l’obtention d’un avantage, celui-ci ne s’obtient à l’ordinaire ni gratis ni immédiatement; la satisfaction du projet d’art est presque toujours onéreuse et différée. Or, c’est la définition même du mécanisme que la théorie de la médiation nomme la valeur (40d, 157a) : il ne peut guère être d’art qui n’y ressortisse (4, 281).

Le bien attendu est de tout ordre : logiquement, un savoir produit par de coûteux appareils scientifiques; techniquement, l’efficacité obtenue au prix d’années d’expérimentation; sociologiquement, l’appropriation d’une chose ouvrée quand on achète fort cher les lunettes de Sacha Guitry qui ne vaudraient rien si elles n’avaient chaussé que les nez des Dupont-Lajoie. . .

177. La valeur s’organisant socialement en économie, le prix de la production et du produit est souvent convenu en barême.

La valeur étant pour nous un mécanisme naturel (40), il n’est nullement obligé que le prix soit socialement convenu; il est néanmoins habituel que la valeur serve de contenu au mécanisme, lui, culturel, de l’échange. En effet, deux valeurs peuvent être inverses, la même chose étant prix pour un des partenaires et bien pour l’autre; si est admise l’équivalence des deux prix et des deux biens, l’échange est possible : par exemple, pour le boulanger, le travail du pétrin et le coût de la farine est le prix par lequel il paie le bénéfice qu’est le gain d’argent procuré par la vente du pain, tandis que, pour le client, ce même argent est le prix dont il paie le bénéfice d’apaiser sa faim. C’est cet échange social de la valeur et son institutionnalisation par le recoupement des plans axiologique et sociologique, que la théorie de la médiation nomme proprement l’économie.

Il en va ainsi de l’art. Chacun peut, certes, consentir le prix qu’il veut, et, entre autres, payer, en fatigue pour gagner en argent (" ça me coûte quand même moins cher de faire cela moi-même " ) ou réciproquement. Mais le plus souvent, l’appréciation, surtout en termes monétaires, est socialement organisée : tantôt elle se délègue à un tiers, tel le commissaire que pour cette raison on appelle priseur; tantôt le prix est convenu en un barême, fixé par l’État ou abandonné aux fluctuations de l’offre et la demande suivant l’altemance, qui ne date pas d’aujourd’hui, des économies dirigiste ou libérale. Ressortissant presque inévitablement à la valeur et, par là, à l’économie, l’art ne va quasiment jamais sans un marché qui n’est pas seulement celui de l’Art (194), mais tout autant celui qui, aux Halles, fixe le prix des fromages et des saucissons.

La norme et l’orthopraxie

178. Si l’art peut être dit " callipraxique " en ce qu’il produit agrément et avantage, il est " orthopraxique " en ce que, recoupé par la norme, il est façon correcte de fabriquer.

En ce qu’elle répond à un projet tendant à l’obtention d’un bien, en ce qu’elle pro-duit, quels qu’ils soient, un agrément ou un avantage, immédiats ou dilEérés, l’activi-té outillée, l’art en un mot, relève d’un mécanisme naturel où il n’entre que de la pré-férence, ni plus ni moins que dans l’intérêt de Minette pour les boulettes Friskies.

Mais ce qui est proprement humain, c’est l’accès à cette faculté de poser la frontière du licite et de l’illicite que nous nommons la norme : il ne s’agit plus, comme avec la valeur, de différer la satisfaction du désir, mais soi-même de le rationner (41d). Comme toute instance, la norme est une capacité virtuelle (44) dont le contenu est infiniment divers. Ce peut être le langage : en dépit d’un long mépris des spécialistes pour la " grammaire normative ", le commun sait bien que tout ne se dit pas et qu’il est, par exemple, un " français correct "; définis par l’interdit de dire, il est partout et toujours des blasphèmes qui ne limitent pas aux seuls propos impies. Ce peut aussi bien être l’art; tout ne se fait pas non plus, et pas seulement dans le secteur d’incongruités plus ou moins pomographiques : on ne fume pas en suivant un convoi funèbre, on n’allume pas son camping-gaz dans une église, il existe maints régimes alimentaires d’abstinence ou de jeûne, etc.

C’est la distinction de la valeur et de son acculturation par la norme qui nous per-met, dans le vêtement par exemple, de ne pas assimiler le seyant au séant, ou la mode et l’élégance, comme valorisation respectivement de l’uniforme et du travesti, au costume, comme vêtement légitime (2, 163-165). Mais il faut pouvoir la dénommer. Or, il se trouve, dans le cas du langage, que le grec ancien opposait assez nettement la " calliépie " et1’ "orthoépie " pour distinguer l’agrément de parole et le parler correct> ou, dans le secteur de l’écriture> la " calligraphie " et Y "orthographie ". Sur ce modèle se bâtit commodément, au plan de l’art, un couple analogue : ressortissant aux méca-nismes naturels de la préférence et de la valeur, la " callipraxie " ou façon de fabriquer qui donne accès à un plaisir naturel, et Y "orthopraxie " ou " façon correcte " qui, elle, ressortit culturellement à la norme. Mais qui dit règle, dit transgression : de même que l’orthodoxie appelle l’hétérodoxie, au concept d’orthopraxie doit répondre aussi celui d’ "hétéropraxie " (4, 130-131, 147; 6> 34j 11, 134). Nous verrons que l’hétéropraxie est un critère important dans le choix des priori-tés de la recherche archéologique (188, 240b). Quant à l’orthopraxie, c’est un concept essentiel de l’artistique, car il donne un même statut aux diverses situations d’absti-nence où l’on s’interdit de faire, comme étant illicite, ce qui pourtant serait ergologi-quement faisable : dans l’écriture, l’orthographe; dans la musique, ce que par analo-gie nous avons appelé l’orthophonie (10, 39-43); et bien sûr tous les cas de production " canonique " - même si dans l’usage, en dépit du sens ancien, le mot ne renvoie pas toujours strictement à la frontière du licite et de l'illicite (4, 263) -.

179. Rationnement du désir de faire, l’orthopraxie est à l’ordinaire hégétiquement codifiée et préalablement prescrite par le groupe; mais, fondée sur l’autofrustration dont chacun est capable, elle ne se réduit pas à la législation.

(a) La norme, dont l’orthopraxie est la manifestation dans l’art, n’est en aucune manière le respect d’une liste d’interdits préalablement et légalement posés (6, 32). Ce qui donne cette impression, c’est que le contenu en est le plus souvent convenu : de même que la valeur peut être socialement organisée en économie (177), le recoupe-ment de la légitimité et de l’institution qu’est pour nous 1’ "hégétique " (du nom grec du chefl fait ordinairement de la norme un code (37c) et de la transgression du licite une infraction entraînant socialement le châtiment. Le pouvoir peut ainsi conduire une politique artistique et porter des condamnations, de celles de Platon à celles du nazis-me ou de la Russie soviétique. La réglementation devient ainsi contractuelle, ce qui suppose qu’on ait fixé ce qui est interdit et ce qui est permis. Aussi n~est-il par fortuit qu’il y ait " dire " dans " interdire " ou " édicter " (5, 181), ni " écrire " dans " pro-"  et " prescription ": c’est que le contrat suppose un échange d’information que le verbe> oral ou technicisé par l’écriture (ce qui est mieux puisque scripta manent), est le plus apte à assurer. Socialement alors, en fait d’art, le praticien ne détient plus seul la décision du correct, les médecins, par exemple, n’étant pas les maîtres de l’éthique médicale. Mais, rien n’oblige qu’on s’entende d’avance sur la répartition du licite et de l’illi-cite et chacun porte en soi le sens - toujours, il est vrai, singularisé par l’usage du moment - de ce qui est ou non permis (exemple en 5, 181). Et, de fait, la norme - qu’il s’agisse d’art ou de toute autre chose - ne peut être le respect d’interdits déjà posés puisque c’est elle-même qui établit la distinction du licite et de l’illicite : le rationnement ne peut être antérieur au principe qui seul l’instaure, nous avons déjà souligné cette immanence de l’instance (46 et 86); ce qui est fondamentalement en cause’avec la réglementation, et particulièrement ici avec l’orthopraxie, ce n’est pas le légal mais le légitime (1s8a); ce n’est pas l’approbation et la socialisation de la règle, mais la règle elle-même, c’est-à-dire le conflit intérieur qu’elle introduit entre le désir et la liberté ou, pour encore parler latin, entre le quod libet et le quod licet.

(b) La conséquence archéologique est patente. Parce que l’orthopraxie, ou ration-nement du désir de fabriquer, est en général socialement organisée, c’est-à-dire codifiée et édictée (6, 32), c’est le code, et non la norme, qu’à l’ordinaire on a seul en vue quand on parle de réglementation - d’où le " en vigueur " qui en souligne souvent l’aspect légal -, celle que ?État édicte aujourd’hui sur l’emploi des colorants dans les sirops ou sur les procédés de stockage des déchets toxiques ou sur la construction parasismique, aussi bien que les lois somptuaires qu’il promulguait dans l’antiquité sur le luxe des funérailles (3, 81) ou sur la parure des matrones. Cette attention au légalement codifié n’est nullement condamnable à condition qu’elle n’occulte pas l’attention au légitime, à la réglementation non légiférée; que, par exemple, elle ne fasse pas confondre le " costume ", vêtement légitime dont l’irrespect est une transgression faisant scandale, et la " tenue ", costume légal dont la négligence est une infraction appelant punition (2, 165); ou encore qu’elle ne ramène pas la réglementation antique du funéraire aux lois de Solon ou de Démétrios de Phalère et celle de nos monuments aux morts aux prescriptions officielles de l’État (6, 150-lsl). La préférence ordinairement accordée au légal n’a rien d’étrange : pour connaître ces réglementations de l’art de la mort, il suffit de traduire le De legibus ou de dépouiller le Recueil des lois et décrets de la République; on demeure dans le confort apprécié de l’archivistique qui nous foumit l’information déjà verbalisée. Tandis qu’est autrement malaisée la détection du légitime et de l’illégitime : c’est l’examen des ouvrages eux-mêmes qui révélera seul, souvent sans certitude absolue, des inter-dits restés tacites ou inconscients (188b).

180. La réglementation, codifiée ou non, n’est pas globale; elle peut autant intéres-ser, industriellement, la chose à faire que, techniquement, la façon de s) prendre, et de surcroît, sociologiquement, le moment et l’endroit de la faire ainsi que l’appropriation personnelle.

(a) Non plus que ne le sont le style (dl ) ni la valeur (177), la réglementation, codi-fiée ou non, n’est pas globale (2, 164; 4, 147; 6, 32-33 ), mais n’en peut pas moins affec-ter la totalité des mécanismes ergologiques. C’est-à-dire que l’interdit porte, ensemble ou séparément, sur des points dilEérents (4, 281-282), ce dont l’exemple de la signali-sation funéraire nous foumira ici une illustration quasi complète. Orthoépiquement, l’éloge funèbre d’un jeune homme n’ira pas rappeler son exceptionnelle vigueur amoureuse, ni, en lieu et place de " regrets étemels ", proclamer, bien que ce revienne au même, que " tous les mecs du bourg ont trouvé drôlement moche qu’il soit si tôt cla-qué " : l’orthoépie rejette tant les propos grossiers que les " mots bas ". Orthopraxiquement, tout cela ne s’écrira pas non plus en manière d’épitaphe; et il en va de même de l’image : on ne placera pas sur sa tombe le portrait du défunt en sous-vêtement et, si on le montre en soldat, on utilisera une photographie et non une caricature; bref, on ne fait pas n’importe quoi n’importe comment (4, 323). De même que l’orthoépie conceme autant, rhétoriquement, la chose à dire que, grammaticalement, la façon de le dire (ce qui rectifie 4, 148), la réglementation orthopraxique porte aussi bien sur la chose à faire, la fin industrielle, que sur la façon de la faire, tel procédé technique ou tel style.

(b) De l’un ou l’autre point de vue, ce qui est interdit en telle occasion peut être tout à fait permis en telle autre. Ce qui " ne se fait (ou ne se dit) pas " sur la tombe ou pen-dant l’enterrement sera licite en d’autres temps et lieu; de même, vous pouvez, en présence des mêmes gens, être en jean et chemisette au petit déjeuner mais non au dîner prié, en slip sur la plage mais non sur le remblai (2, 150-151); ou brûler des herbes sèches en Beauce durant l’hiver, non dans les garrigues du Var en plein d’été; afficha-ge ou inscription sont ici autorisés et là " sauvages " (6, 32); le droit alimentaire du carnaval n’est pas celui du carême; la chasse n’est permise que durant la période de ce nom, l’usage du tabac que dans les compartiments de fumeurs, etc. : la réglementation orthopraxique conceme aussi ce que, dans une sociologie de l’art, comme production aussi bien qu’utilisation, nous avons appelé le moment et l’endroit de la fabrication (151).
Toujours sociologiquement, elle intéresse encore l’appropriation personnelle de l’art : ce qui est permis à l’un peut ne l’être pas à l’autre. Rien n’interdit de placer sur une tombe l’image de la croix de guerre, sauf si le défunt n’en était pas lui-même titulaire; ou encore, le portrait peut être génériquement autorisé sans que chacun soit pourtant habilité à être soi-même portraituré, ce qui entraîne aussi bien l’interdiction de faire un portrait que la damnatio memoriae qui le détruit, et de même de l’inscrip-tion du nom (128), etc. Ce mode d’orthopraxie est illustré d’innombrables exemples; il en est qui font sourire (en 1893, le futur Pie X interdisait la bicyclette aux ecclésiastiques de son diocèse de Mantoue), mais c’est elle aussi qui explique les faits autrement importants et généralement mal compris de ce qu’on appelle le vandalisme (330) : la destruction qui nous paraît sauvage peut être légitime au jugement de l’exécutant, voire légale dans sa propre situation historique. La liste est de toute façon interminable de ce qui peut être interdit; ainsi, ce peut être non pas tel travail, mais la collaboration, dans le concours d’entrée à l’école d’architecture par exemple.

 

181. La réglementation de l’art ne coïncide pas forcément avec celle de sa référence non outillée. Aussi est-il un droit de l’image qui n’est pas celui de son référent.

Il n’est pas exceptionnel que conscience, conduite, condition ou comportement ne soient pas frappés des mêmes interdits selon qu’ils sont ou non outillés. Les deux cas de figure s’observent parfois dans le même secteur : soit la prohibition du technicisé et l’habilitation du non technicisé, soit l’inverse; ainsi, chez les catholiques, la fécondation in vitro entre époux sera jugée illicite tandis que ne l’est pas la copulation naturelle, laquelle inversement, dans d’autres milieux, est en passe de n’être plus admise qu’appareillée de préservatif.

Aussi est-il, entre autres, un droit de l’image qui n’est pas celui du référent, qu’il soit naturel ou lui-même artificiel (6, 32) : légitimée par sa qualité d’ "héroïque ", la nudité des statues est licite dans les musées, non celle des gardiens; on permettra que se perche dans les airs d’un cimetière une image de sarcophage, non un sarcophage contenant réellement un mort (5, l19); etc.

182. Au conflit du désir de fabriquer et de la norme il n’est que trois issues comportementales : la transgression, la retenue et le stratagème.

Seuls des obstacles extemes (ou, issus d’eux par mémorisation, la crainte prover-biale du chat échaudé et le dressage) empêchent l’animal de contenter son appétit. La norme que l’homme introjecte à l’encontre de son désir le met dans une tout autre situation.

Lorsque la norme est hégétiquement socialisée en code, chacun sait qu’il n’est que trois comportements possibles : ne pas se conformer à la prescription, la respecter exactement, ou l’éluder en tournant la loi (4, 282). Mais dans ces attitudes d’infraction, d’observance et de subterfuge, le désir n’est en contradiction qu’avec la peur du gendarme, et, de surcroît, l’observance peut n’être qu’aboulie : l’interdiction de fumer ne gêne pas ceux qui n’en ont pas l’envie. Aucune des trois n’impliquent forcément cette abnégation définitoire de la dialectique éthico-morale. Mais elles sont les correspondants sociaux des trois comportements résolutoires du conflit proprement axiologique, inteme à chacun, du désir et de la norme qu’à propos d’art nous nommerons :
- la " transgression ", terme général qui désigne la négligence de la norme, par laquelle l’emporte la soumission au désir et dont procèdent les actes dits " sauvages ";
- quand à l’inverse on " se retient " de faire ce dont on a envie, la " retenue " (4, 281; 6, 151), mot qui offre le double avantage de ressembler à son analogue langagier, la " réticence " par laquelle on tait ce qu’on voudrait dire, et de s’apparenter étymologiquement à " abstinence " ou " continence " qui désignent du non-faire. Considérée dans la durée, la réticence peut être rétrospective : la palinodie, la rétractation, le démenti dénoncent du déjà énoncé. Il en va de même de la retenue : certaines destructions - qui, ergologiquement, sont autant fabrication que les constructions - démontent du déjà monté; tels sont par exemple, dans le cas particulier de l’écriture, tous les effacements - rature, gommage, rasura épigraphique... - qui technicisent la rétractation (6, 21-22);
- le " stratagème " (4, 282; 6, 150), compromis du désir et de la norme par laquelle on fait sans faire, analogue à ce qu’est dans le langage, par opposition au message, le " discours " (6,20).
Cependant, puisqu’il est ici question d’orthopraxie, de recoupement de la norme et de l’outil, un seul de ces comportements peut nous occuper : en effet, la norme n’intervient pas dans la transgression qui simplement l’ignore, ni l’outil dans la retenue qui refuse de le mettre en oeuvre, et donc axioartistiquement le stratagème est seul en cause.
Pour en terminer avec le modèle, rappelons que toute performance a trois visées possibles (53) et que la dialectique axiologique se résout donc en trois morales d’art; mais nous n’en traiterons que plus loin : c’est, en effet, la situation européenne moderne qui illustrera commodément ce qu’est en fait d’art une morale casuistique, ascétique ou héroïque (195).

 

183. Témoignant de ce qui est interdit par ce qui se fait, le stratagème est à la fois retenue et allotropie, de même que langagièrement le discours est réticence et allégorie. En tant qu’il est axiologiquement " discours ", le langage dit sans dire : il est à la fois fait de taire et de " dire autre chose ", c’est-à-dire, en stricte étymologie, " réticence " condamnant à l’ "allégorie ".

Sur le principe de l’analogie fondateur de la théorie de la médiation (33), on dira que l’art, en tant qu’il est axiologiquement " stratagème ", fait sans faire; qu’il est à la fois retenue et " allotropie ", c’est-à-dire faire autrement. Par exemple, il n’est pas permis de s’asseoir au choeur? stratagème de l’installation, la miséricorde remplace la stalle, permettant d’être debout sans l’être et révélant l’envie d’être assis. La rue est à sens unique? l’automobiliste la remonte en marche arrière, la direction désirée apparaissant dans la conduite à rebours. Imagièrement, il est interdit de montrer sur une affiche publicitaire le sexe masculin? toute la famille sera nue à ceci près que les parties viriles du père disparaissent derrière une fleur de lys dont les pétales, par leur disposition, évoquent ce qu’ils servent à cacher. Ou bien, dans la Grèce classique, les images d’amours garçonnières deviennent prohibées? ce n’est plus Zeus qu’on verra poursuivre Ganymède, mais c’est son aigle qui l’enlèvera. Ou, encore dans la sculpture grecque antique, la " draperie mouillée ", qui montre le corps sans le dénuder, a historiquement précédé la nudité, de même, en passant de l’image au vêtement réel, que le vêtement moulant permet à l’exhibitionniste d’être nu sans l’être (4, 282; autres exemples en 283).

Ici aussi, l’ouvrage effectivement produit témoigne du non-fait, de l’interdit demeuré cryptique, du désir et de sa frustration : l’assiette de la stalle est présente dans l’adossement à la miséricorde, les trois éléments du sexe dans les trois pétales du lys, la nudité dans le collant, etc. Ce dont on se retient se manifeste dans ce qu’on retient, le prohibé transparaît dans l’exhibé.

184. Parce qu’elle tient au langage en même temps qu’à l’art, la signalisation participe, non seulement du stratagème, mais aussi du discours en sorte que l’image peut être allégorique autant qu’allotropique.

Pour le privilège que notre profession lui accorde et par crainte d’un malentendu, l’image mérite quelques mots complémentaires.

Certains des exemples précédents ont montré que, comme n’importe quel ouvrage, elle ressortit au stratagème et peut être autant allotropique qu’un vêtement ou un siège. Mais par son contenu elle tient à la représentation et, en particulier, au langage, donc à ce que nous appelons le " discours "; c’est même un intérêt majeur des études iconographiques - aussi bien qu’épigraphiques d’ailleurs, et pour les mêmes raisons (6, 20-22) - que de déceler l’intention de l’ouvrage. Aussi l’image peut-elle être allégorique parce qu’elle dit - ou plutôt à sa manière écrit - autre chose que l’interdit (3, 32; 4, 282-283).

Encore ne faut-il pas se méprendre sur le sens du mot. Certes, devant des compositions qui figurent la Victoire couronnant la France ou la Religion foulant aux pieds l’Hérésie, les historiens d’art parlent traditionnellement d’allégories. Mais c’est une façon de dire que nous récusons : exact équivalent de la prosopopée littéraire, " personnification " est bien préférable pour désigner l’anthropisation imagière du concept (11c, 97b), tandis que, " fait de dire autre chose ", " allégorie " convient exactement à la phase résolutoire du discours. C’est donc un processus appartenant au langage et non à l’art que nous désignons par ce mot.

 

185. Le stratagème détourne " apotropiquement " un désir auto/Fustré, comme le discours l’exprime " apophantiquement ".

(a) si le stratagème est un mécanisme " allotropique ", son rôle est " apotropique " : s’il fait " faire autre chose ", il sert à " détoumer " le désir interdit. Par là il est tout à fait distinct du discours qui sert à l’exprimer.

La confusion est pourtant attendue : en un temps où l’on a sans cesse à la bouche le besoin de " s’exprimer ", nul n’aura de mal à saisir que le discours exprime une envie refoulée : vous vous répandez en histoires salées, c’est que vous avez de gros appétits! Mais - hormis même l’indigence lexicale qui induit à appliquer les mêmes mots-scie, généralement langagiers, à des objets différents - deux raisons peuvent induire à tenir erronément aussi le stratagème pour un mode d’expression. L’une est, encore une fois (62a), de confondre l’observateur et l’observé : si l’élève dessine incessamment la même chose, l’instituteur y verra l’expression d’une obsession; c’est que l’observateur, établi au plan de la science, ramène forcément tout au langage par lequel seul elle se construit; mais si tout est langage pour l’observateur, ce qui se passe dans l’observé relève de n’importe lequel de nos quatre plans. La seconde est qu’on privilégie le stratagème imagier : nous venons de reconnaître que, tenant au langage, l’image participe du discours; elle participe aussi de l’expression. Mais il en va autrement dès qu’on abandonne le secteur particulier de l’imagerie : si vous mâchez du chewing-gum pour ne pas fumer, rien ne s’exprime ici, sinon, encore une fois, pour l’observateur.

(b) Une fois de plus surviennent ici des embarras terminologiques. Pour désigner ce rôle de " révélation " du cryptique qu’assume le discours, la théorie de la médiation parle d’ "apophantique " (6, 33). Ce qui permet de récupérer, à propos du stratagème, le terme parallèle d’ "apotropaïque ". Mais dans nos disciplines, le mot s’applique traditionnellement aux images servant à détourner les forces mauvaises (98). A vrai dire, ces forces mauvaises ne sont sans doute que les hypostases démoniaques de nos propres désirs et l’image dite apotropaïque, un stratagème magique pour les détourner. Mais, pour éviter toute complication entre le vocabulaire traditionnel de l’archéologie et notre propre terminologie, nous avons préféré le mot voisin d’ "apotropique " : l’essentiel reste de reconnaître que le stratagème n’exprime pas le désir illicite, mais - ressortissant au tropos, au tour de main, au principe de sécurité de l’outil et non au langage - le détourne.

186. Non plus que le discours n’exprime forcément un désir de dire, le stratagème ne détourne pas toujours un désir de faire, mais, quelle que soit la nature du désir auto-frustré, les voies de la satisfaction sont exclusivement ergologiques dans le stratagème comme elles sont glossologiques dans le discours.

(a) Parce que la politesse, contre votre envie, vous interdit de lancer à un interlocuteur " votre conversation m’embête ", vous pouvez lui dire " je ne voudrais pas vous retenir trop et vous faire rater votre train ". Mais si vous dites à quelque beauté " que vous êtes jolie, je vous adore ", ce peut être faute de pouvoir satisfaire votre désir de la renverser sur le canapé : bien qu’il soit du langage, le discours n’exprime pas forcément une envie de dire, constatation qui est à la base de la théorie freudienne du lapsus. En strict parallèle, vous pouvez dessiner des poires parce que la décence vous interdit de dessiner des seins; mais si au cours d’une réunion de travail vous vous mettez à crayonner n’importe quoi sur vos dossiers, ce peut être, comme on dit, " pour vous calmer " et éviter d’injurier un collègue qui vous cherche noise : bien qu’il soit de l’art, le stratagème ne détoume pas forcément une envie de faire. En un mot, le désir auto-frustré n’appartient pas toujours au même plan que le symptôme dans lequel il apparaît : le projet autofrustré peut être de langage ou d’art, ou seulement se manifester dans le langage ou dans l’art; le discours ne correspond pas exclusivement à une prohibition de langage, ni le stratagème à une prohibition d’art.

(b) Mais quoi qu’il exprime, le discours reste un message, en sorte que rien ne marque grammaticalement la différence axiologique entre " vous m’embêtez ", " n’allez pas rater votre train pour moi " et " je vous adore " : les voies de la satisfaction sont exclusivement glossologiques. Et de surcroît limitées à l’usage linguistique du moment, c’est-à-dire à ce qui est dicible dans le langue utilisée. De même, le stratagème reste un ouvrage : rien ne marque techniquement la différence entre les seins, les poires ou n’importe quel autre sujet qui requièrent égale-ment le papier, le crayon et le tour de main. Quel que soit le désir qu’il détoume, le stratagème passe exclusivement par les voies ergologiques ordinaires. Stylistiquement, ce sont celles-là seules qu’offre l’usage du moment : le stratagème n’exploite que le faisable. Et, orthopraxiquement, elles n’ont rien non plus de particu-lier; non plus que la transgression ou l’infraction ne condamne le graffite au griffonnage (6, 32), le stratagème n’implique pas une exécution maladroite ou hâtive : l’inscription de Sostratos au Phare d’Alexandrie devait être calligraphiée (ibid. ). En somme, si le mécanisme est spécifiquement axiologique de la frustration et de la satisfaction, celle-ci ne s’obtient que par les ressources propres au plan qu’elle met en cause : glossologiques et sociolinguistiques dans le discours, ergologiques et socioartistiques dans le stratagème (4, 283-284), comme elles sont sociologiques dans le transfert que la théorie de la médiation pose comme leur analogue au " plan III ".

187. C’est dans le processus du stratagème que la " psychanalyse de l’art " trouve un fondement théorique et, par là, une utilité archéologique; mais elle a à éviter le qua-druple écueil de se confiner dans le pathologique, de s’étendre à des troubles étrangers au vouloir, de demeurer pansexualiste et de se restreindre à l’imagerie.

En commentant le Moïse de Michel-Ange, Freud a lui-même inauguré la psychanalyse de l’art qui, en dépit de cet exemple, n’intéresse pas les seuls arts plastiques mais doit s’étendre à toute production, musicale (10, 40), culinaire, etc. ; et qui consiste, disions-nous plus haut, à coucher sur le divan les maîtres du passé non plus à l’écoute d’un discours, mais à l’observé de leurs oeuvres (57c). Elle trouve, à nos yeux, dans le stratagème un fondement théorique très solide et par là une place légitime dans l’archéologie : dans le cas d’un succès qui d’ailleurs n’est jamais assuré mais risque toujours de faire place à une imagination quasi romanesque (6, 150), elle aurait l’utilité d’observer les détoumements libidinaux et, partant, d’expliquer les choix résultants. Mais elle a à se garder de quatre écueils au moins.

(a) Peu en vogue dans le milieu des archéologues et historiens de l’art, elle intéresse plutôt les spécialistes des troubles psychiques et du coup se trouve attirée vers le pathologique. Or, quand nous croyons pouvoir chercher en celui-ci l’explication du normal (31), cela veut bien dire aussi que nous ne lui réservons pas ce qu’il nous met seulement à même de mieux observer : le stratagème est un processus normal et la psychanalyse de l’art, qui scientifiquement l’exploite, n’a pas à se restreindre à l’exa-men des seuls malades.

(b) Ce caractère volontiers médical - en même temps que les insuffisances de la psychiatrie et les ignorances psychiatriques de ceux qui s’intéressent à l’art - risque de faire tomber tout le pathologique dans le même panier alors qu’il s’agit de manifestations, quoique toutes d’ordre artistique, de troubles fort dilEérents, par exemple les bananes ou concombres indéfiniment dessinés par un obsédé du phallus et les dessins des schizophrènes. En fait, également anormaux, les premiers relèvent axiologiquement d’un trouble de la norme tandis que les seconds, procédant d’un refus de participation à l’usage des autres (36), manifestent sociologiquement un trouble de la personne. Si l’on fait, comme nous, de la psychanalyse de l’art un problème axiologique (37b), il est clair qu’elle n’a à connaître que des manifestations artistiques des troubles du comportement, et non celles des troubles de la condition qui relèvent du plan sociologique comme sont probablement la mégalomanie, le goût du colossal ou les excès du maniérisme.

(c) Freud a mis partout du sexe; c’est qu’il a assimilé le processus, de soi vide de tout contenu, et la manifestation historiquement particulière sous laquelle ce processus lui apparaissait, en un temps où de toutes les pulsions, celle du sexe était socialement la plus frustrée. Mais - à moins de confondre la pulsion et le sexe -, on ne saurait en rester à ce pansexualisme alors qu’aujourd’hui c’est plutôt l’appétit de violence qui ne trouve pas d’exutoire licite : les exemples qui précédent montrent que le stratagème n’intéresse pas le seul désir sexuel (4, 283).

(d) Enfin, la psychanalyse de l’art ne saurait se limiter à celle de l’image ou de ce qui peut faire image, le clocher, si peu déïctique soit-il en principe, pouvant toujours évoquer un élancement phallique comme si le désir et la frustration ne s’exprimaient que de cette sorte (3, 154). Mais ce n’est qu’une manifestation de plus du privilège indûment accordé à l’imagerie, soutenu par la commodité d’être de plain-pied avec l’apophantique (185a).

188. Processus artistique scientifiquement très négligé, l’orthopraxie est pourtant d’autant plus à considérer qu’elle manifeste des interdits non énoncés et qu’elle amène à apprécier l’écart de l’usage ejfiectifet de la prescription codifiée; par là se déterminent des champs hétéropraxiques qui doivent être prioritaires dans l’investigation archéologique.

(a) La " psychanalyse de l’art " a donc le mérite d’exploiter scientifiquement le stratagème, mais elle pèche en plusieurs points et elle reste évanescente. En fait, ce n’est pas le seul stratagème, mais tout le processus orthopraxique qui dans nos disciplines, est négligé. Bien à tort, car au terme de cet exposé, l’utilité apparaît éclatante de systématiquement considérer le droit de l’art.

En effet, la réglementation non légiférée, tout d’abord, a pouvoir de révéler des interdits non édictés et par là souvent ignorés, soit que le stratagème induise à chercher le prohibé sous l’exhibé (183), soit que se traduise axiologiquement en retenue les absences récurrentes de ce qui pourtant eût été ergologiquement et stylistiquement possibles comme celles qui s’observent sur nos monuments aux morts (179b). En cela, nous ne pensons pas seulement à la révélation rétrospective d’interdits passés (qui regrettablement sont seuls considérés en 5, 181), mais tout autant de ceux auxquels, sans loi et souvent à notre propre insu, nous obéissons nous-mêmes aujourd’hui.

S’agissant ensuite de la réglementation légiférée, l’intérêt a à se porter moins sur le code, en principe déjà connu, que sur l’infraction souvent cachée, sur l’écart parfois considérable qui sépare l’édicté et l’effectué, la règle et l’usage, en un mot sur le comportement que nous avons appelé " hétéropraxique " (178).

(b) L’interdit non édicté et l’usage hétéropraxique ont ainsi en commun d’échapper largement à la connaissance, non seulement à celle des observateurs rétrospectifs, mais même au su des usagers. C’est évident du premier qui, dans la langue des psy-chanalystes, appartient précisément à l’inconscient. C’est vrai aussi du second : si l’édicté est ordinairement écrit, il se trouve - bien que le discours sur l’art puisse être aussi bien théorétique qu’épitactique (107) - que les textes s’occupent plus souvent de prescrire la règle que de décrire l’usage.

En sorte que dans l’un et l’autre cas Yanalyse des ouvrages eux-mêmes prend incontestablement le pas sur ces données écrites contre les prestiges desquelles> dans l’actuel empire du verbe (64b), l’archéologie a sans cesse à lutter. L’investigation révèle seule l’interdit implicite (5, 181). Et c’est surtout elle qui fait apparaître l’infraction; c’est pourquoi, porteurs d’un écart à une information textuelle toujours privilégiée, les champs où fleurit l’hétéropraxie nous paraissent archéologiquement des plus grati-fiants, ce qui revient à dire que l’orthopraxie contribue contrastivement à déterminer des priorités de l’investigation (240b).

Deux raisons de l’inertie : défaut de savoir-faire ou de vouloir-faire

189. De même que l’ouvrage résulte à la fois de l’habileté technique et de l’intention, l’inertie, ou défaut d’art, tient autant à l’inaptitude ergologique qu’à l’aboulie ou à la nolition, autant au manque de savoir-faire que de vouloir-faire.

(a) Tout cet exposé sur le vouloir-faire - naturel, ou valorisé, ou acculturé par la norme en orthopraxie - n’est évidemment pas sans conséquence archéologique. De ce que le vouloir recoupe le faire sans se confondre avec lui, de ce que la fin n’est pas le projet (172), il suit qu’un même résultat peut aussi bien tenir aux limites d’un style, d’un savoir-faire, qu’à l’orientation du vouloir-faire, et que dans un même ouvrage, quel que soit le résultat obtenu, se doit toujours démêler ce à quoi ergologiquement on vise et ce dont on a axiologiquement l’intention. C’est là-dessus que reposent d’interminables discussions, par exemple sur les kouros de l’archaïsme grec, où chacun défend volontiers un seul point de vue : ont-ils cet aspect schématisé parce que, se donnant pour fin la conformité au modèle vivant, les sculpteurs n’y parvenaient pas, ou bien parce qu’ils aspiraient à une façon d’abstraction? Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans ce débat, mais on voit bien qu’ainsi posée la question, il s’agit d’établir si ce choix axiologique était ergologiquement réalisable : ce ne semble pas être le cas de la statuaire grecque archaïque qui, à une même époque, est stylistiquement homogène et, de surcroît, paraît diachroniquement toujours tendre à une imitation aussi exacte que possible du corps (4, 294, n[40). Quand, au contraire, il suffit d’une révolution religieuse pour que les peintres égyptiens de l’époque amamienne se mettent, du jour au lendemain, à faire des portraits sinon ressemblants car nous n’avons aucun moyen d’en juger, du moins individualisés, puis d’une restauration de la tradition pour qu’ils reviennent à leur ancien style conventionnel, force sera de conclure que ce conven-tionnalisme était de pure règle - au strict sens axiologique du mot -, qu’ergologiquement ils faisaient ce qu’ils voulaient de leurs mains et de leurs pinceaux pour peu qu’ils en eussent le droit.

(b) Mais la dissociation est encore bien plus importante quand il s’agit non plus d’analyser des ouvrages réalisés, mais de rendre compte de manques surprenants : si l’on n’a pas à commenter l’absence d’automobile ou d’avion dans l’équipement de la Grèce ancienne, comment expliquer celle de moulin à eau dont la construction ne semble inaccessible ni à la technique ni à la pensée du temps, ou d’images dont le référent était pourtant à portée de regard, le paysage naturel par exemple? Ici aussi, parmi les causes diverses (265a) de ce " défaut d’art " qu’est étymologiquement (158a) l’inertie, comptent, à parité, aussi bien l’inaptitude technique, le défaut de savoir-faire, que le défaut de vouloir-faire, sous sa double forme, naturelle, d’ "aboulie " ou absence de désir et, culturelle, de " nolition " ou absence de vouloir libre, c’est-à-dire de droit (4, 281). Ce sont ces deux raisons de l’inertie qui expliquent principalement que la technicisation soit toujours facultative (26 et 59) et, par là, que les données archéologiques puissent faire défaut, non pas seulement parce que les documents se sont perdus au cours des âges, mais tout bonnement parce qu’ils n’ont pas été pro-duits (280).

Elles expliquent aussi la double limite documentaire de l’imagerie aujourd’hui si imprudemment mise à contribution (11, 67-68) : d’une part, ergologiquement, par sa technicité qui peu ou prou l’écarte toujours d’une parfaite conformité au référent que pourtant elle vise à montrer (99), elle ne peut être le simple enregistrement du monde (4, 285)1 et d’autre part, axiologiquement, parce qu’elle dépend d’un vouloir qui, naturellement par abstention ou culturellement par abstinence, peut refuser de faire voir ce qui pourtant s’étale sous les yeux, elle n’en est pas non plus le miroir.

La consécration

190.L’interdit et la réglementation ne frappent pas seulement la production, mais aussi la jouissance : comme toute autre chose, la chose ouvrée peut être " consacrée ".


Sociologiquement, la chose ouvrée peut être impliquée dans des processus autres que celui, spécifiquement socioartistique, de l’appropriation de l’art en style : elle est un bien ayant propriétaire, susceptible d’être acheté, vendu, donné, échangé, etc. - donc une marchandise, un cadeau, un ex-voto, une relique -; en cela elle n’a pas d’autre statut qu’une chose naturelle (154-156). Axiologiquement, il en va de même : il n’a été jusqu’ici question que du droit de l’art, de la réglementation qui régit la production (sous laquelle, comme toujours, nous embrassons à la fois - puisque, pathologiquement, l’atechnie comprend l’une et l’autre - la confection de l’outil et la faculté ergologique de s’en servir). Mais l’interdit et la règle peuvent porter sur la jouis-sance qui, elle - comme la propriété au plan sociologique -, intéresse sans discrimi-nation chose ouvrée et chose naturelle : ainsi, en Grèce ancienne, l’ "adyton " d’un temple, c’est-à-dire sa partie " inaccessible ", était une salle construite; mais 1’ "abaton ", lieu " où l’on ne peut marcher ", était plutôt une parcelle de terrain naturel, parfois simplement enclos ou signalé par des bornes inscrites; et l’ "asyle ", exactement " invio-lable ", était aussi bien un temple qu’un bois dit justement sacré.

C’est, en effet, " sacer " qui, en latin, désigne ce caractère inviolable d’une chose, naturelle ou ouvrée, en sorte que " consacrer " est exactement frapper d’un interdit de jouissance : une fois consacrées, l’hostie n’est plus un biscuit laissé à disposition, l’église n’est plus ouverte à n’importe quelle activité. En dépit de ces exemples, il s’en faut

cependant - non plus que sociologiquement le culte (125) - que consécration et, inversement, sacrilège soient définitoirement attachés à la religion : si la fouille d’une tombe, même d’incroyant, est une " violation " mais non celle d’un carré de pommes de terre, si la dégradation d’un monument aux morts est une " profanation " mais non celle d~une cabine téléphonique, les mots eux-mêmes nous avertissent qu’en ces choses tout-à-fait civiles il est du sacré.

 

III. L’ART

 

La polysémie de art

191. Par une polysémie trop souvent négligée, l’Art, signalé ici par une majuscule initiale, ne se confond pas avec l’art, entendu ergologiquement comme l’activité outillée, et tout au contraire ressortit à l’axiologie.

Le moment est venu de situer en théorie cet Art des Artistes qu’on oppose si volontiers, mais si imprécisément à celui des artisans et que nous signalons ici par une majuscule initiale.

En son nom s’expriment des avis de prime abord bien bizarres, mais qu’il vaut la peine de citer parce qu’ils aident à comprendre en quoi vraiment consiste une distinction apparemment si floue. D’une opérette il est toujours des gens pour opiner que " ce n’est pas de la musique ", donc pour l’exclure de l’Art musical, alors qu’elle exploite les mêmes notes et les mêmes instruments que le " grand opéra "; ou d’une croûte, que " ce n’est pas de la peinture " ou " pas de l’Art ", en dépit d'une évidente communauté de toile, de pinceaux et de couleurs avec les " grandes oeuvres "; ou encore d’un mauvais roman, que " ce n’est pas de la littérature ", alors que par le même emploi du langage artificialisé en écriture, de la " lettre ", il est autant littéraire - et, glossologiquement ici de surcroît, autant message - qu’un grand roman. Comme si la commu-nauté technique était sans importance, ce que confirme encore l’indifférence au coup de pinceau ou de ciseau qu’affichent tant de gens qui se disent " passionnés d’Art ". L’explication est d’ordre lexical, comme le prouvent certaines expressions usuelles. On parle couramment de l’ "Art de la parole " ou de l’ "Art de vivre ", au point qu’un Oscar Wilde déclarait que sa vie était son Art; or, en tout cela qui ressortit au langage ou à l’être, l’outil n’est évidemment pas en cause. Ou encore, " avoir l’Art et la manière " évoque bien plus l’éloge d’une façon de dire, de faire ou d’être que sa description. Plutôt que de ne voir là que des métaphores, des approximations de langage, mieux vaut s’aviser qu’art, mot-clé de notre discipline, est un de ceux dont la polysémie oppose un puissant obstacle à la distinction des faits ergologiques et des faits axiologiques (158a). Jusqu’ici nous l’avons entendu dans l’acception ergologique du latin ars, comme désignant l’activité outillée - non sans d’ailleurs remarquer qu’au pluriel, pour compliquer les choses, les arts en sont la répartition mécanique ou professionnelle (77) -. Mais le mot présente une autre acception qui, dans notre optique théorique, n’a rien à voir avec la précédente : ressortissant non plus à la technique mais à la critique, non plus à la manoeuvre de l’outil mais au jugement, l’Art s’inscrit non pas au plan ergologique, mais au plan axiologique.

Cette duplicité de sens explique aussitôt les étrangetés relatées plus haut : s'il est ergologiquement absurde d'enlever l'opérette à l'art de la musique ou la croûte à celui de la peinture, ces opinions sont tout à fait recevables si c'est axiologiquement l'Art qui est en vue (10,40; 11, 57, n. 7).

 

Identité de l’Art et de la critique

192. L'Art n’est pas pour autant un phénomène spécifique ni un concept original : du point de vue des processus il n’est rien d’autre que ceux qui ont été décrits comme critique, en particulier comme critique de l’art.
Son appartenance à la critique et, corrélativement, son indépendance à l’égard de la technique se manifestent d’abord par l’hétéréogénéité de ses contenus qui ressortissent à tous les plans de culture et même à la nature.

(a) Si nous prétendons ainsi rapporter l’Art à la rationalité axiologique, il est très notable qu’en exposant les mécanismes de la critique, et particulièrement de la critique de l’art, nous nous sommes très bien passés de lui ! C’est tout simplement que c’est par un contenu historiquement singulier, nous l’expliquerons (196-198), qu’il se spécifie, non pas par des mécanismes qui sont ceux, génériques, de toute critique. Aussi est-ce l’identité de ces mécanismes et de ce qu’on appelle Art qu’il importe de mettre en évidence. Nous montrerons, d’abord, que l’Art ne peut recevoir de définition ergologique; ensuite et plus fondamentalement, qu’il ressortit à la dialectique éthico-morale.

(b)Proposé ici comme identique au principe critique, l’Art, comme tout principe, est de lui-même vide et fait donc acception de contenus variés. Cette hétérogénéité fait aussitôt apparaître la distinction de l’Art et de l’art puisque le second n’est qu’un, entre autres, des contenus qu’on prête au premier.

Les contenus de l’Art, en eoEet, s’empruntent aux divers plans de culture. Il est, glossologiquement et sociologiquement, un Art du message et un Art de l’usage qui sont ceux que nous citions plus haut : l’Art de la parole ou de la littérature, l’Art de vivre. Et bien sûr, ergologiquement, il est, nous intéressant spécialement ici, un Art de l’ouvrage qui - faute sans doute qu’on ait suffisamment repéré le téléscopage de deux sens dans le même mot - s’appelle l’Art tout court, ce qui porte à son comble la complication sémantique puisque "Art" se trouve alors désigner tout à la fois l’ensemble de la critique et un Art de l’ars qui n’en est qu’un sous-secteur!

Concernant ainsi tous les modes de rationalité, l’Art embrasse aussi bien ce qui tient aux visées pratiques de la performance qu’à sa visée esthétique avec laquelle il ne peut se confondre : en eoEet, l’esthétique est pour nous une visée endocentrique, autoréférencée qui se retrouve - poétique, plastique, chorale ou héroïque - à tous les plans de rationalité (53) tandis que l’Art ne s’inscrit qu’à celui du jugement. Enfin, si le principe de l’Art est proprement humain, il s’en faut que son contenu soit, lui, exclusivement culturel - exactement comme le signe, dont l’homme a le privilège, n’est pas pour autant empêché de prendre le naturel pour objet ou, inversement, comme le symbole, accessible à l’animal, peut prendre contenu culturel (40fl -. Charnelles ou paysagères, il est des beautés naturelles en sorte que Dame Nature est volontiers qualifiée mythiquement d’Artiste, de même, en termes religieux, que le Créateur qui notablement partage ce titre avec les grands de l’Art.

 

193. Parce qu’il n’est pas d’ordre ergologique, il est impossible de déceler des critères techniques de l'Art.

La variété de ses contenus fait ainsi bien voir que l’Art n’est pas plus définitoirement technique que logique ou ethnique. Aussi, nouvelle preuve qu’il est étranger à la raison de l’art, est-il vain, bien qu’on l’ait tenté, d’en trouver les "marques formelles" au plan de l’ergologie, sauf à prendre pour telles des caractères bénéficiant d’un de ces consensus toujours historiquement précaires qui font successivement juger Artistiques la symétrie ou l’asymétrie de la composition, l’agressivité des couleurs saturées ou la discrétion des teintes pastel... Il est trop clair que l’opérette ou la croû-te procèdent de la même dialectique technico-industrielle que l’oeuvre musicale ou picturale réputée la plus parfaite, exactement comme la même dialectique grammatico-rhétorique sous-tend glossologiquement aussi bien les propos les plus maladroits que les chefs-d’oeuvre achevés de la littérature, et qu’aucune discrimination n’est donc possible à ces plans. L’Art n’est repérable qu’au sien propre, à travers la dialectique éthico-morale dont nous montrerons bientôt qu’elle l’organise comme un plaisir, différé et réglementé (194). C’est de la sorte, en somme, que, dans les termes de son temps, Kant opinait que le beau ne présente aucune propriété objective mais résulte d’un jugement subjectif.

Ce qui ne veut pas dire, doit-on le préciser? que dans l’Art pictural ou musical la technique soit totalement mise hors jeu ! Si le principe formalisateur de l’Art est strictement celui de la rationalité axiologique, s’il est de l’ordre du plaisir, toutefois les voies de la satisfaction sont, elles, fonction du contenu : qu’il s’agisse de lire un texte, d’entendre une symphonie ou de contempler un tableau, la jouissance sera, certes, toujours réglée par les mêmes mécanismes propres au plan du droit, mais on n’en prendra pas moins plaisir, selon les cas, à des mots, à des notes produites par les instruments de l’orchestre, à des couleurs et à des formes, autrement dit à des faits res-pectivement glossologiques ou ergologiques : l’Art ne se réalise que par des procédés d’art, de langage, etc. (186).

194. L’Art implique tout entière la dialectique propre à la rationalité axiologique : pulsion naturelle vers une jouissance immédiate, satisfaction onéreuse et différée, plai-sir acculturé par la norme. Par là s’explique sa liaison si /héquente au sexe, à l’argent et à la liberté.

(a) En reconnaissant la variété de ses contenus, nous avons jusqu’ici délivré l’Art d’une fausse appartenance ergologique à laquelle induit la polysémie du mot. Mais pour le rapporter précisément au plan du droit, c’est le processus lui-même qu’il est temps maintenant de considérer, en montrant qu’il participe de toute la dialectique éthico-morale propre à ce plan et que les phases en sont repérables par analyse. De même que dans le langage il reste du cri de la bête et de cette relation non immédiate, également accessible à l’animal, que nous nommons symbole, de même les fondements naturels du droit demeurent dans l’Art. Il s’enracine dans la pulsion qui entraîne vers la jouissance de voir, d’entendre, de toucher, de posséder, de faire, etc. C’est précisément de ce plaisir, qu’il pensait spontané, qu’un Molière, contre les règles des doctes, faisait le critère de la belle oeuvre littéraire, tandis que dans le même temps Poussin définissait l’Art comme une délectation.

Si, de nature, l’Art est affaire de plaisir, presque inéluctablement la satisfaction n’en est ni instantanée ni gratuite. Pour accoucher de l’oeuvre, l’Artiste peine dur au point que ses souffrances ont pu être un thème littéraire, et doit parfois attendre des années comme l’illustre le désastre final du Chef-d’oeuvre inconnu. Pour la posséder, le collectionneur se donne le mal de courir ventes et antiquaires, et consent le débours de sommes parfois exorbitantes. C’est qu’il est aussi dans l’Art, analogue du symbole au plan axiologique, ce mécanisme de la valeur qui, enchaînant prix et bien, soumet la satisfaction à un coût de fatigue ou d’argent, et par là tout à la fois la retarde et la rend onéreuse.

Cependant, accessible à l’homme seul, l’Art est définitoirement un plaisir acculturé où le désir naturel, contredit par l’interdit qu’interpose la norme, se résout par autoàustration, par abstinence, en un vouloir libre, c’est-à-dire en un plaisir légitime. Ou, en d’autres termes, l’Art, par ce qu’on ne se permet pas, est accès à une autre jouissance, rationnelle, que celles, naturelles, du plaisir et du désir. C’est bien parce que l’Art est un plaisir raisonnable, rationné (stricto sensu, que restreint la raison) par la norme qu’on a si souvent allégué des règles de l’Art et que nous-mêmes parlions plus haut du stratagème qui l’affranchit de l’illicite (182-183) ainsi que d’un droit de l’image (l8l). Et si depuis Aristote l’Art est volontiers tenu pour une catharsis, une purification - dût-on indéfiniment débattre de l’acception précise du mot -, c’est bien parce qu’il procède de l’abnégation qui, sans nous donner socialement l’autonomie, nous vaut d’être moralement délivrés de notre désir animal, et qu’en somme il participe de cette liberté.

(b) Cette organisation axiologique de l’Art explique certaines de ses corrélations aussi récurrentes qu’à premier abord inattendues’et parfois choquantes. Et d’abord sa liaison au sexe. C’est que, touchant définitoirement au plaisir, il s’attache surtout, restrictivement, à celui de la chair qui certes n’est pas le seul, mais compte parmi les plus forts et socialement se trouve le plus couramment frustré. Que de gens physiquement amoureux d’oeuvres d’Art ! Là-dessus l’Antiquité classique n’est pas à court de récits édifiants : Pygmalion s’éprend de la Galatée sortie de son ciseau; le veuf Admète s’apprête à peupler la solitude du lit conjugal par une statue de sa défunte femme; séduit par l’Aphrodite de Cnide, un jeune homme se laisse nuitamment enfermer dans le temple et laisse sur l’oeuvre la trace de ses épanchements, mésaventure qu’on prêtait aussi à l’Éros de Praxitèle... Mais hors même du plus ou moins légendaire, l’intimité de la critique et du désir est patente chez un Winckelmann dont la passion pour la statuaire grecque, toute fondatrice qu’elle soit de l’histoire moderne de l’art antique, s’enracine dans son homosexualité. Il est peu douteux que dans l’amour des statues grecques ou des peintures de vases se satisfasse souvent, même inconscient, l’attrait d’éphèbes bien réels, de même, sur l’autre bord, qu’est sûrement aussi charnel que pictural le plaisir des amateurs de beautés à la Rubens et surtout des admirateurs de l’art académique de la fin du siècle dernier, jusque dans les sculptures funéraires ou patriotiques! Par là on serait justifié à parler, dans les deux sens du mot, de la "licence" de l’Art, à la fois comme un stratagème habilitant à une jouissance licite, mais aussi comme un dévergondage où transparaît et s’assouvit le désir naturel. C’est en somme un comportement opposé à l’Art que Célimène reproche à l’Arsinoé du Misanthrope qui "des tableaux fait couvrir les nudi-tés, mais a de l’amour pour les réalités" !
S’il n’est pas surprenant que l’Art soit souvent ainsi, à parler trivialement, affaire de c.., il n’y a pas noir plus à s’oiiùsquer de son lien, quasi consubstantiel, lui aussi, à l’argent. Ceux qui le sentent comme la quintessence de l’humain, comme l’équivalent d’un transcendant préféreraient sans doute qu’il ne fat pas vénal. En fait - et indépendamment de ce que l’art coûte toujours en matières premières et en heures de travail (176) -, l’Art est trop lié au désir, donc à la valeur, donc à l’économie pour qu’on s’étonne ou se scandalise du marché de l’Art, de la spéculation sur les oeuvres et même des vols, des rapines et des spoliations.
Parce qu’enfin l’Art participe de la liberté, le lien est, ici encore, non pas obligé mais attendu à la contestation, voire à la révolution qui, par définition, se réclame de la légitimité contre la légalité. D’avoir à toujours conquérir sa liberté propre en contre-disant ses désirs et ses plaisirs pour une autre jouissance rationnelle, d’avoir à poser soi-même son droit de faire, aiguise sans doute leur "sens critique" en ars comme en autre chose et rejaillit sur les comportements libertaires et les engagements subversifs de bien des artistes - du moins quand le régime politique et leur statut économique leur en laissent socialement la latitude.

195. Pour l’Art comme pour toute performance morale trois visées sont possibles qui lui confirent ses principaux caractères : casuistique, conformant la règle à la situation technique, il est Art décoratif du décor et de la virtuosité; ascétique, conformant la situation technique à la règle, il est Art de maîtrise; héroïque, pratiquant l’abstinence pour elle-même, il est le sublime.

L’appartenance de l’Art au plan du droit se manifeste aussi dans son organisation performancielle. De mênie qu’aux autres plans les performances rhétorique, industrielle et politique, axiologiquement la performance morale, le suffrage, jeut répondre à trois visées - deux, pratiques, trouvant référence dans la situation et une autre, esthétique, autoréférencée - qui sont concrètement cumulables mais analytiquement distinctes (53). Si l’Art procédé bien de la dialectique axiologique, il est un mode de la performance morale et doit donc comporter ces trois visées du suffrage. De fait, c’est par leur tripartition que s’explique la diversité de ses genres.

(a) La morale dite ici casuistique tend à adapter la règle à la situation (53d). Or, en l’occurrence, s’agissant restrictivement de l’Art de l’ars (192b), la situation ne peut être que l’ars même, c’est-à-dire le savoir-faire du moment. L’Art casuistique confor-me donc la règle à ce qui pour l’heure est techniquement accessible. C’est alors, soit un Art du décor, mot qua,l’étymologie rattache heureusement à la notion morale de décence, mais qui désigneia garniture, l’accumulation de tout ce qui est faisable, parce que c’est faisable : imitant le marbre de la grande architecture, les murs stuqués des maisons gréco-romaines devaient en conserver la blancheur, comme aussi les guirlandes de nos arbres de Noël qui évoquent le givre; mais parce que les uns et les autres sont techniquement colorables, ils versent également dans le bariolage. Et si qualitativement s’accroît la diversité, quantitativement aussi, comme on dit, on peut toujours "en rajouter,,, ainsi dans ces bâtiments parfois appelés "pâtisseries" parce qu’ils évoquent l’empilement des pièces montées. Soit un Art de la virtuosité, d’un mot dont ici encore le rattachement au vocabu-laire de la morale ne doit pas être fortuit. Le plaisir réside alors dans la finesse d’un travail de broderie ou d’orfèvrerie, ou inversement dans l’énormité d’une construction, ou dans les acrobaties pianistiques d’un Liszt ou celles des figures libres du patinage artistique, ou encore, en changeant de milieu, dans la cathédrale de sucre ou de chocolat que le confiseur exhibe en vitrine, le palais de saindoux, la Joconde copiée sur le trottoir en craies de couleurs (4, 280). C’est un Art de l’exploit, de la merveille.
Décoratif et virtuose, le jugement critique qu’est l’Art trouve sa référence dans l’ex-ploitation du possible technique; l’Art se satisfait ici d’hypertechnicité : comme toute morale casuistique, entre autres historiquement cplle des Jésuites, c’est un Art de la complaisance au monde (10, 23-24).

(b) La morale ascétique, inversement, tend à adapter la situation à la règle, en l’oc-currence d’y conformer l’ars. Au lieu de se permettre ce qui est faisable, on fait ce qui est permis. Même si sont disponibles l’outillage et le savoir-faire nécessaires, on ne fait rien ici qui s’écarte de la norme. Que le patineur soit ou non capable de la virtuo-sité des figures libres, l’Art, cette fois, des figures imposées tient dans le strict respect de la règle. Pareillement le "chef-d’oeuvre" du compagnonnage tirait ce titre d’une parfaite conformité à ce qui devait se faire, que son auteur pût ou non faire différent et que l’oeuvre elle-même fût ou non par ailleurs fort banale, de même, en littérature, que la plus insipide tragédie était d’Art pour avoir respecté sans accroc aucun la règle des trois unités, ou le plus ennuyeux sonnet pour avoir ses quatorze vers rimant en abba, etc.

Il s’agit bien ici, comme on dit, de travailler "selon les règles de l’Art,,. Par là, en ce qu’il invite à l’"exercice" dans l’acception scolaire du mot, l’Art "ascétique" mérite bien son nom. Non seulement parce qu’historiquement le chef-d’oeuvre donnait accès au rang de maître, mais surtout par référence au concept moral de maîtrise de soi, nous le dirons ici Art de maîtrise (10, 24-25).

Dès lors que la norme s’historicise en code, cet Art de l’étalon tourne vite à l’Art de tradition. C’est la visée ascétique de l’Art qui a fait perdurer, en soumettant l’ars à des règles réputées immuables, les arts de l’Égypte ancienne, les canons de l’architecture grecque, la tragédie classique ou la forme sonate, de même à l’inverse que la visée casuistique invite historiquement à l’innovation.

(c) Dans l’héroïque, visée esthétique de la morale, la règle n’a d’autre référence qu’elle-même; le suffrage s’autojustifie; c’est l’abnégation pour l’abnégation. L’Art héroïque est alors celui de l’abstinence, sur le principe que le grand n’est pas le colossal, que le bon goût est d’en faire le moins possible, de s’interdire les effets, de viser à ce que nous appelons la retenue (182). Il restreint au maximum l’exploitation de ce que l’ars du moment rend faisable, préférant le noir et blanc au temps du cinéma en couleurs ou, comme chez certains artistes contemporains, peignant ces tableaux presque noirs ou presque blancs qui sont étymologiquement d’authentiques lipogrammes au même titre que l’abstinence phonologique qu’on désigne usuellement de ce nom. Tendant à l’affranchissement extrême des ressources de l’ars et du désir d’utilisation qu’elles suscitent, c’est à l’Art héroïque que nous appliquerons le vieux nom de sublime (10, 25-26).

Il serait tentant, mais faux de chercher à cette tripartition des visées de l’Art une traduction historique où l’une ou l’autre pourrait définir précisément un style, alors que ce sont des types de critique, des manières de juger n’importe quel style et que le sublime de l’abstinence pour l’un peut être marque de virtuosité pour l’autre. Il s’agit bien ici d’expliquer les grands mécanismes du jugement qu’est l’Art et de comprendre comment on juge, non de découvrir d’illusoires mécanismes dans l’ars (193) ou dans son histoire comme style. Ce ne sont pas des critères techniques immanents de l’Art, mais les modalités techniques de la satisfaction rationnelle du jugement.

 


Historicité de l’Art

196. En dépit de sa réputation d’universalité, l’Art ne se spécifie qu’historiquement, et pour nous par le contenu singulier que l’Occident antique et moderne a donné aux processus génériques de la critique.

Quand on parle chez nous d’Art - comme de littérature - on dirait le plus souvent qu’il bénéficie de la pérennité, de l’universalité, de l’unanimité, en un mot que sur les trois coordonnées du social il échappe à l’histoire; c’est même ainsi qu’est souvent ressentie l’opposition de l’histoire de l’Art et de l’archéologie, celle-ci s’en tenant ides produits confinés dans l’usage de telle ou telle communauté, celle-là s’occupant d’oeuvres hors temps et hors lieu - d’où l’étrange idée d’en faire un patrimoine mondial (328)!
Cette réputation d’éternité et d’universalité, évidemment illusoire, tient sans doute à ce que l’Art est un processus rationnel du jugement, qu’il ressortit à la critique : ce n’est pas son contenu qui est panhistorique; c’est son principe formel qui, procédant de la rationalité axiologique et non sociologique, est a-historique et confère au suffrage d’Art, comme à tout jugement, une apparence de définitif et d’absolu. En fait, c’est même le paradoxe de l’Art que, couramment tenu pour se dérober à l'histoire, il ne se spécifie pourtant que par elle! Nous croyons avoir montré qu’en tant que processus formel il ne diffère en rien de la critique et qu’il en présente tous les mécanismes génériques. En sorte que s’il s’individualise au sein de la critique au point de recevoir ce nom propre d’Art qui lui vaut son indépendance, c’est seulement par le contenu, historiquement singulier, qqe lui a donné l’Occident, d’abord dans le monde gréco-romain, puis à l’époque moderne.

197. L’Art occidental se caractérise, ergologiquement et sociologiquement, par l’ex-clusive accordée à certains produits de certains arts, par la reconnaissance de certains artistes en renom, par l’engouement pour les ouvrages anciens ou étrangers dont s’oblitère ainsi l’e/fiet pratique au profit de leur e/fiet esthétique, ce que manifeste le rôle important du musée.

Il n’est pas dans l’esprit de ce livre de s’étendre sur des faits d’histoire, mais l’enjeu est ici exceptionnellement important : nous vivons en effet dans un monde entiché d’Art, où, avec les galeries, il a ses marchés; avec l’histoire de l’Art, sa discipline instituée; avec les critiques, ses chantres; avec les musées, ses temples - et sans métaphore aucune, car on y parle à voix feutrée, les hommes s’y découvrent, chacun paraît contempler dans le recueillement comme il convient pour un phénomène quasi religieux! -. C’est même le salut de l’ars. qui n’est vraiment considérée qu’en tant que tenant des sciences dures, naturelles, d’une physique; ou, à l’opposé, comme métaphysique, tenant d’un véritable transcendant; jamais, tout simplement, comme étant une raison humaine à part entière, ni naturelle ni divine. Aussi vaut-il la peine d’esquisser ce qui nous semble être le visage de l’Art, c’est-à-dire, puisqu’il s’agit de jugement, d’en reconnaître les critères. Ils ne sont pas seulement d’ordre ergologique, mais tout autant sociologique.

(a) Techniquement, le champ de l’Art est doublement limité. D’abord à certains arts, essentiellement ceux qu’on appelle les "beaux-arts", voire les "arts majeurs", à l’exclusion de la cuisine, de la pharmacie, de l’agriculture, etc. Ensuite, à une partie seulement de leur production, certains ouvrages en particulier ou certaines catégories : appartiennent ainsi à l’Art, par exemple, les statues de bois, mais non les sabots qui requièrent pourtant également la bille et le ciseau; ou les tableaux, mais non les murs ripolinés en dépit. d’un emploi commun des enduits et du pinceau; la "grande architecture", mais non l’"architecture vernaculaire"...

(b) Dans cette ségrégation de ce qu’il faut appeler les arts de l’Art interviennent alors des critères sociologiques. Ce n’est point tant le jugement sur de l’ars - décoratif, de maîtrise, sublime - qui ici motivent ces hiérarchies, mais des jugements sur le social qui séparent le commun - producteur et productions - de l’élite. En premier lieu - et non pas seulement par héritage du romantisme car il en va déjà ainsi dans l’antiquité gréco-romaine - le nom, ou plutôt le renom de l’Artiste : n’importe quelle toile gagne ou perd en prix - y compris, voire surtout, nous l’avons vu, en prix d’argent’- à être attribuée à un peintre renommé ou à retomber dans l’anonymat.

(c) En second lieu et pouvant se combiner avec le renom du producteur, l’engoue-ment est affiché pour les produits historiquement éloignés de nous, exotiques et sur-tout antiques : alors qu’hors de l’Art l’ars antérieure ou extérieure est abandonnée, alors, sauf parodie,’nostalgie ou écologie, que nul ne tient à s’habiller en mandarin, à moissonner à la faux ou à lessiver sans détergent dans un cuvier médiéval, on se pâme devant les fresques romanes ou les fétiches soudanais, dans un tel attachement sociologique à la relique que la réplique, même parfaite, ne fait pas l’aoEaire, privée qu’elle est d’être authentique et "d’époque".

(d) Enfin, favorisé par ce déplacement des oeuvres hors de leurs temps, lieux et milieux d’origine, un critère essentiel de notre Art occidental est ergologiquement l’effacement aussi complet que possible de la finalité pratique au seul profit de la finalité esthétique (83a). En un temps où la notion d’Art prenait son essor, un Lessing refusait le nom d’oeuvre d’art à celle "qui porte l’empreinte trop marquée des conventions religieuses parce que l’art n’y a pas été souverain mais simplement auxiliaire de la religion qui imposait des représentations choisies plus pour leur valeur symbolique que par souci de la beauté". Toute la suite va en ce sens. De l’ouvrage ancien, de par sa désuétude, ou exotique, à cause de son étrangeté, l’effet pratique s’oblitère ou est délibérément oblitéré : porté au musée par un mannequin dont il n’est ni l’abri ni l’ha-bit, le vêtement d’autrefois ou d’ailleurs se réduit à ce que nous nommons la "parure" (2, 156); le portraituré cessant d’intéresser quiconque, "le duc d’olivarès n’est plus que Vélasquez" (1, 78); devant une Assomption, on perd de vue la Vierge pour regarder surtout l’habileté de Murillo; et voici même la prédelle ou le retable matériellement isolés de l’autel où ils prenaient rôle; ou encore, détaché du mur ou du sol qu’il servait à revêtir, le fragment de fresque ou de mosaïque devient un tableau à seulement contempler... La création contemporaine suit la même voie : sur la revendication de "l’art pour l’art,,, la peinture du XIXe siècle, au lieu d’un répertoire restreint aux limites du pratiquement utile, traite n’importe quels sujets puisqu’ils sont déïctique-ment sans intérêt (4, 280); puis voilà le cubisme et les mouvements apparentés qui bouleversent une image dès lors inapte à montrer son référent, et l’art abstrait qui la fait carrément disparaître; et c’est encore l’emballage et l’exposition d’une vieille valise ou d’un urinoir démonté, désuets, donc sans eoEet pratique actuel, et qui, de plus, manifeste l’absolu du jugement d’Art : l’élection pure, indépendante de toute produc-tion. Tandis qu’à la maison se pratiquent les "arts d’agrément"! Tout cela, ne servant à rien, n’a d’autre issue que la décharge ou les musées dont on comprend alors le rôle aujourd’hui primordial et, par conséquent, le développement monstrueux : ce sont les conservatoires socialement institués de ces beautés pratiquement inutiles puisque réduites à leur effet esthétique (1, 30).

198. Ressenti comme pérenne et universellement acceptable, ce contenu de lArt occi-dental ne procède en fait que d’un consensus provisoire et socialement limité. L’extension, constante, de ses critères aux autres civilisations fait de tout Art de l’Art contemporain : aussi l’archéologie doit-elle autant assumer l’Art à l’occidentale là où il est d’usage que ne pas le présupposer ailleurs.

(a) Les Européens "cultivés" d’aujourd’hui sont si accoutumés à ce contenu de l’Art qu’ils parlent de l’Art comme si son contenu, et non son mécanisme, était toujours et partout le même, et de la "valeur Artistique" d’une oeuvre comme si elle devait faire l’unanimité. C’est par cette raison, entre autres, nous le disons plus haut, qu’on met si volontiers l’Art hors d’une archéologie occupée, elle, de faits historiquement définis. Or, il n’en va nullement ainsi.
La "valeur Arfistique" accordée à telle oeuvre, en premier lieu, n’a, à l’évidence, rien d’universel ni delfiérenne : pour citer un cas exemplaire de va-et-vient entre enfer et paradis, il suffit de rappeler avec quel entrain les beautés du Luxembourg de 1874, ravalées au rang de "pompiers", furent un jour précipitées dans la géhenne des réserves dont, en 1974, on les ressortit pour les offrir à l’admiration des amateurs éclairés. C’est-à-dire qu’on avait enfin éclairés! car au lieu de simplement reconnaître l’instabilité foncière du contenu de l’Art, on feint fréquemment d’avoir, à tort, long-temps méconnu certaines oeuvres admirables, ce qui sauvegarde le principe au seul prix d’une provisoire erreur d’appréciation de la critique; et c’est ainsi, déclarait naguère celle-ci, qu’"on est en train de redécouvrir le XIXe siècle". Sociologiquement, on peut toujours s’entendre sur une liste d’oeuvres d’Art comme sur n’importe quoi, mais, qui dit société disant aussi divergence (115), il n’est jamais d’accord que momentané. Rien n’est plus fluctuant que la "valeur Artistique" : le corpus des oeuvres répu-tées d’Art ne repose que sur un consensus social tout à fait provisoire, tenant aux variations historiques du goût, du contenu du jugement (1, 30). Et si du corpus des oeuvres "de valeur Artistique" on passe, en second lieu, à notre conception même de l’Art, l’idée est encore bien plus fort ancrée que c’est là quelque chose de très général. Or, il est très clair qu’elle s’est implantée chez nous depuis la Renaissance et avec un essor renforcé de la fin du XWIIe siècle à nos jours et qu’on en saisit aussi l’émergence dans la Grèce classique - avec le souci délibéré de la recherche formelle, l’apparition d’une réflexion théorique, une admiration des oeuvres anciennes encore inconnue quand après le sac de 480 on reconstruisit une Acropole "moderne", la constitution subséquente de collections d’antiques et l’avènement social d’un artiste supérieur à l’artisan - et le développement dans le monde gréco-romain ultérieur. Et non moins clair qu’il n’en est au contraire nul indice dans maintes autres civilisations qui, pour avoir - étant faites d’hommes - sûrement émergé au principe formel de la critique, ne lui ont pas donné le même contenu que nous. D’un processus très général, notre Art occidental n’est qu’une modalité historiquement particulière.

(b) Parce que le jugement d’Art peut ressortir non seulement à la critique incorpo-rée mais à la critique rétrospective (In), nous pouvons appliquer nos critères de l’Art occidental à l’ars de toute civilisation. A n’importe quoi peut alors être reconnu n’importe quel mérite - ou démérite ! -, même entièrement étranger à l’autocritique incluse dans la production. Aucun obstacle, par exemple, à promouvoir en "art naïf" les charmes de la maladresse, il est vrai parfois feinte : il suffit que la classe sociale qui fait la pluie et le beau temps de la critique rétrospective condescende à juger acceptable la production d’un facteur ou d’un douanier (1, 31). Cela épargnera leurs angoisses à ceux qui s’interrogent si les dessins des schizophrènes ou des débiles men-taux sont "de l’Art" : manifestation de troubles qui n’ont sans doute rien à voir avec une critique incorporée, ils sont de l’Art dès lors qu’on en juge ainsi, à la suite de DubuoEet pour cet Art dit "brut", et, plus généralement encore, à la suite de Duchamp qui par ses "ready made", élus par son seul choix, témoigne purement du processus qu’est l’Art. Il y a de l’Art là où on le met : en dépit d’une universalité sans cesse pro-testée, l’Art est toujours de l’Art-pour-nous.
Il en va de même des ouvrages appartenant à des civilisations chronologiquement ou géographiquement éloignées de la nôtre ou du monde gréco-romain dont, en cela aussi, elle est héritière. Quand un bison de Lascaux ou une fresque de la Vallée des Rois ont l’honneur de figurer dans une quelconque "Histoire universelle de l’Art", mais non les grattoirs ni l’arsenal du paraschite, c’est que chez nous la peinture est de l’Art, non les couteaux de cuisine ni les instruments du taxidermiste : nous répartissons la production des autres comme elle se répartit chez nous; nos imaginaires "Art préhistorique" ou "Art aztèque" sont constitués sur le patron du nôtre. De même, si les peintres du début de ce siècle ont admiré comme oeuvres d’Art des statuettes africaines et contribué à accréditer en Europe la notion d’"Art nègre", cela n’intéresse en rien l’art de l’Aàique, mais bel et bien l’Art européen du XXe siècle. En somme, sans paradoxe aucun, parce que nous donnons ainsi à l’Art le contenu du nôtre, force est d’admettre, en dépit de l’ancienneté et de l’exotisme de la majorité des ouvrages en cause, qu’il n’est chez nous d’Art que contemporain! .

(c) Dans cette illusoire universalisation des critères de l’Art à l’occidentale, il est aisé de reconnaître à nouveau l’erreur ethnocentrique, déjà dénoncée à propos de l’"ethnomusique", de projeter notre propre usage sur celui des autres civilisations, et plus précisément la confusion de l’observateur et de l’observé qui nous fait depuis si longtemps préconiser l’"archéologie des usagers" (62a) : de même que l’analyse ergologique de l’ouvrage, techniquement autoformalisé, ne saurait être abandonnée à l’arbitraire logique du descripteur (67b), ici le critique actuel n’est pas fondé à confondre son jugement avec celui des gens qu’il observe (1, 30). De là découle une position archéologique tout à fait simple, à laquelle beaucoup d’ailleurs adhèrent aussitôt quand on l’énonce, mais en y contrevenant à tout bout de champ dans la pratique quotidienne. Il s’est trouvé des gens, naguère, pour professer le rejet de l’Art comme d’autres ont attaqué la normativité du langage; ils avaient leurs raisons de praticiens, mais nous-mêmes, comme observateurs, nous avons à tenir le plus grand compte des critères de l’Art à l’occidentale quand nous considérons l’art européen du XIXe et du XXe siècle (1, 30; 4, 132). Sous la réserve, quand même, de ne pas confondre les points de vue : les critères axiologiques ne sont pas discriminants au plan ergologique; par exemple, au strict point de vue déïctique, le Saint Jean-Baptiste de Donatello se classe avec celui de la sculpture saint-sulpicienne, l’imagerie d’Art avec l’imagerie dénuée de valeur Artistique (4, 286-287).
Inversement, là où rien ne permet de reconnaître les critères de l’Art à l’occidentale, il est scientifiquement scandaleux de les y présupposer et de faire un sort à part aux peintures et sculptures parce que chez nous les Raphaël et les Rude n’échouent pas dans les mêmes musées que les chaudrons ou les vases de nuit. Ou encore, bien plus souvent peut-être, d’argumenter sur les inégalités d’exécution de produits anciens, sur la "maladresse" du travail ou l’"élégance" d’un décor en les jugeant implicitement à l’aune de notre Art au lieu de tâcher à déterminer l’étalon du moment pour les y rapporter.