Philippe BRUNEAU et Pierre-Yves BALUT
Artistique et archéologie

Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1997

CHAPITRE VII ART ET DROIT (extraits)

PRÉALABLE: L'ÉTHIQUE ET LA NORME

 

 

157. La rationalité axiologique est la modalité autonome de la raison par laquelle le désir s'acculture en vouloir libre.

(a) Autant qu'il est grammairien, ouvrier ou citoyen, l'homme est aussi juriste. En résumant au chapitre III la théorie de la médiation, nous avons, dans ses grandes lignes, expliqué point par point l'organisation du plan axiologique qu'il suffit ici de résumer en quelques mots. Comme l'animal, l'homme est capable de " boulie " (39), c'est-à-dire de pulsion et répulsion, donc de préférence et de choix : le " projet " donne une direction, un sens (dans l'acception où l'on parle de celui de la circulation) à sa représentation qui par lui se fait attention, ou à son activité qui, au lieu d'être désordonnée et aléatoire, vise à un but donné, etc. Homme et animal ont encore en commun d'être capables de cette relation non immédiate qu'est la " valeur ", satisfaction onéreuse et retardée du désir, en laquelle s'enchaînent deux projets dont l'un est le " prix " et l'autre le " bien " (40d et e), ce qu'illustre le proverbe " il faut souffrir pour être belle " (2, 163).

Mais l'homme seul accède à la " norme ", principe " éthique " de négativité qui conteste son désir et le met à même de se frustrer lui-même (41d), instaure la contradiction de ce que ça désire en lui et de ce qu'il se permet, interpose entre l'appétit et la satisfaction la barrière du licite et de l'illicite et empêche que le vouloir libre puisse jamais coïncider avec le projet; dans cette instance qui, comme toutes les autres, conserve la bifacité de la relation non immédiate, le prix s'acculture en " réglementant " ou " gage ", et le bien en " réglementé " ou " titre " (43a); en stricte analogie aux autres plans (66a et 70 pour les plans I et II, 117 pour le plan III), la " timétique " et la " chrématique ", respectivement occupées des prix et des biens, s'acculturent en une " timologie " où s'indexe le prix de la transgression et une " chrématologie " où s'apprécie ce à quoi on s'autorise. Par là - pour jouer sur des mots qui, en français, marquent heureusement la parenté des phases naturelle et culturelle du processus - la direction se fait correction ou la régulation, réglementation.

Le droit sort de cette contradiction dialectique de la pulsion et de la faculté humaine à en rationner la satisfaction qui se résout dans la " morale " : réglementation dans sa phase d'évidement, la norme se fait " habilitation " dans sa phase de réinvestissement; performanciellement, l'homme accède à la liberté dans la variété des " suffrages " (48d), quelle qu'en soit la visée, pratique ou esthétique (53d).

(b) Le " plan IV " est donc un plan comme un autre : la dialectique, ici, éthico-morale, de la nature, de l'instance et de la performance est analogue à celle des autres plans (33, 35, 48). Il ne leur est pas non plus hiérarchiquement subordonné (38), mais est tout aussi important qu'eux; en effet, il est celui de l'intention qui dirige et corrige, régit en un " comportement " les capacités des autres plans qui sans elle s'exerceraient anarchiquement : bon à tout dire, le langage ne pourrait autrement s'orienter en un propos traitant de cet objet et non point de cet autre, ni l'art s'appliquer à tel trajet (172), etc. Enfin, il est pareillement autonome (35d et 36) : affectant autant le langage que l'art ou la société, dont il nous fait également les juristes, en un vouloir-dire aussi bien qu'un vouloir-faire ou un vouloir-être, il ne se réduit à aucun d'eux, comme le prouve pathologiquement l'indépendance des troubles de la boulie et de la norme, tout à fait distincts de ceux de la gnosie et du signe, de la praxie et de l'outil, de la somasie et de la personne.

 

 

1 - L'ART DE LA CRITIQUE: LA TECHNICISATION DU DROIT OU LES INDUSTRIES DU VOULOIR

Les industries cybernétiques

 

160. L'outil pouvant prendre le vouloir pour trajet, il est des industries du comportement, dites " cybernétiques "

Comme aux deux chapitres précédents, commençons par le cas où la rationalité ergologique foumit la forme, le " moule " et prend pour contenu les autres plans. Il n'est plus qu'à transposer les diverses formules énoncées à propos de la représentation (94) et de la société (12z) : la technique peut prendre pour trajet le vouloir, sous sa triple modalité de la pulsion, du désir intéressé et de la réglementation; comme il en est de la conscience et de la condition, il est des industries du comportement; le droit peut se techniciser comme inversement la technique se valorise et se réglemente. En un mot, le vouloir de l'homme, ainsi démissionnaire, se trouve transféré à l'outil qui le dispense de choisir et juger et qui est alors en situation de " gouvemer "; c'est pourquoi à ces industries qui produisent de la décision (comme d'autres de la représentation, de l'être ou de la force), la théorie de la médiation réserve le nom de " cybernétiques " (37c et 78).

161. Cybernétiquement, l'outil est mis en oeuvre pour produire des décisions naturellement avantageuses ou culturellement réglementaires, mais aussi des choix qui, n'étant justifiés ni par l'avantage ni par la règle, sont aléatoires.

(a) Si l'homme tend toujours vers son plaisir, naturel ou acculturé par la norme, il est attendu que la décison dont l'exempte l'outil soit, elle aussi, conforme à l'avantage ou à la règle.
La décison cybemétique s'opère fréquemment selon l'intérêt que suppose, dans la valeur, l'acceptation du prix : magiquement, on interroge les sorts pour connaître la meilleure solution (c'était la formule ordinaire à Delphes de demander au dieu s'il était " meilleur de faire ceci ou cela ")j empiriquement, l'ordinateur calcule s'il vaut mieux, pour le spéculateur, vendre ou acheter - quitte à parfois entraîner une panique boursière qui n'est qu'un des effets pervers que peut induire tout outil (80b) -; ou bien, dans le traitement de texte, il décide de la meilleure mise en page; ou bien c'est l'ascenseur informatisé qui, au lieu de vous conduire du rez-de-chaussée au quatrième étage, décide d'aller prendre un passager au sous-sol au nom de ce que nous appellerons plus loin'l'économie (177).

(b) Mais le jugement de l'ordinateur peut aussi être conforme à la norme. On retrouve même alors dans le langage courant les mots de la théorie de la médiation : l'appareil à retrait d'argent liquide ne vous en délivre que si vous y avez droit, comme le portillon du métro ne vous laisse passer que sur présentation d'un titre de transport en règle, ou comme, encore dans le métro, la conduite automatique du train respecte la réglementation de la circulation.

(c) Cependant le classement des industries cybemétiques serait incomplet si place n'était faite à celles qui artificialisent simplement la pulsion naturelle, la boulie.Quand l'homme lui-même ne se préoccupe plus de vouloir et qu'il s'en remet à l'outil mais sans lui donner d'ordre dicté par l'attente d'un avantage ou le respect de la règle, l'outil fabrique un vouloir sans ordonnance, en bref décide pour nous aléatoirement. Quand on toume le caléidoscope, de petits éléments colorés se déplacent et se reflètent dans trois miroirs en sorte de former une composition polychrome rayonnante. En cela il produit de l'esthématopée (94a) ni plus ni moins qu'un peintre abstrait avec sa toile, ses couleurs et ses pinceaux. Mais ceux-ci ne se manoeuvrent pas sans projet; dans le caléidoscope, au contraire, la chute des éléments colorés se fait au hasard, ils produisent une figure imprévue qui semble de son choix, puisqu'elle n'émane pas de la préférence du manipulateur; l'esthématopée se réalise par le contraire même du projet, par accident, mot d'étymologie ici bienvenue : parce que " ça tombe " ainsi. Si donc certains dispositifs du caléidoscope sont ordonnés à la production d'esthématopée, d'autres servent à ce que le choix en soit aléatoire. Il en va de même, dans l'abstraction contemporaine, de peintres comme Morellet dont les toiles sont la " répartition aléatoire de triangles suivant les chiffres pairs et impairs d'un annuaire de téléphone ". Depuis César, chacun sait que l'aléa se jette; c'est en effet le nom latin du dé. A l'aléatoire ressortissent donc les boules de la loterie nationale ou du loto, les dés, les machines à sous ou les roulettes qui ne sont pas plus faites pour gagner que pour perdre (sauf limitation calculée de l'aléatoire en sorte de protéger les intérêts du casino) et généralement tout l'équipement des " jeux de hasard ". Si tout à l'heure la décison cybernétique était le répondant outillé du désir intéressé ou du vouloir libre de l'homme, ici l'aléatoire correspond à son caprice, à sa lubie dont l'outil est incapable, et, plus radicalement, abolit artificiellement le projet, la gouveme normalement incluse dans toute action humaine.

 

162. Procédé technique vieux comme le monde, la dévolution du vouloir à l'outil peut être aussi bien magique qu'empirique.

Dans l'usage courant, le nom d' "industrie cybernétique " est si lié aux appareillages compliqués de notre informatique qu'on nourrirait d'abord volontiers l'illusion que la dévolution du vouloir à l'outil est un fait très récent. Mais il importe ici de ne pas perdre de vue notre proposition antérieure que la distinction des visées magique et empirique ne se confond pas avec la sectorisation des industries, autrement dit que l'une et l'autre sont toujours à disposition quel que soit le secteur concemé (84). Aussi est-il vrai que, pour l'essentiel, la cybernétique a été longtemps magique, sous les espèces de ce que nous appellerons génériquement la " mantique ". Celle-ci, certes, n'est pas seulement prise de décision : divination, information anticipant sur l'événement, elle ressortit aussi à la connaissance (c'est en ce sens que nous avons pris le mot en 28), mais la prédiction n'a ordinairement d'autre rôle que de sortir le consultant de l'embarras du choix. Inutile de préciser que nous n'avons ici en vue que les sorts, les cartes et tarots, la boule de cristal, bref la mantique outillée, car la divination peut ne mettre en oeuvre aucun appareillage, l'auspicine par exemple, ou n'être qu'instrumentée, quand saint François d'Assise conseille, pour connaître la volonté de Dieu, d'ouvrir au hasard une Bible qui n'est pas fabriquée à cette fin. L'avantage est ici manifeste de soustraire la magie à la religion et, par là, pour beaucoup, à l'archaïsme, et, en demeurant au seul plan de l'ergologie, de l'articuler sur l'empirie, d'allure toujours plus modeme : la cybernétique à notre mode n'a plus l'air de dater d'aujourd'hui (3, 9).

 

Les industries orectiques et phylactiques

167. Le désir peut être artificiellement excité ou freiné, de même que son assouvissement être favorisé ou entravé.

 

Qu'il produise un résultat hasardeux aussi irrationnel que la pulsion spontanée de l'animal, ou un choix calculé au mieux d'un bon équilibre du prix et du bien, ou une décision éthiquement correcte, l'outil cybemétique, en le technicisant, assiste le vouloir de l'homme qui peut s'en trouver dispensé. Mais les industries afférentes au plan du vouloir ne sont pas encore épuisées. L'art permet aussi d'agir tant sur le désir que sur son assouvissement.

(a) Tandis que les artifices de l'aléatoire remplacent la pulsion de l'homme, il en est d'autres qui, en agissant sur sa physiologie, la produisent ou la favorisent : de même qu'au plan de la représentation les lunettes par exemple assistent la vison naturelle ou qu'à celui de l'être l'aliment contribue à la vie, ici l'apéritif, comme son nom l'indique, " ouvre " l'appétit et l'aphrodisiaque active le désir sexuel. Ils ne sont, bien entendu, pas à confondre, même s'ils se prennent également par la bouche, avec l'aliment que spécifie sa fonction nourricière et non le mode d'absorption (qui d'ailleurs, pour être le plus souvent buccal, peut être aussi bien le goutte à goutte); ni avec les poppers, godmichés et autres " paradis artificiels " qui produisent du plaisir sans avoir pour tâche d'y inciter. Leur fonction, que faute d'un mot usuel nous dirons " orectique ", est d' "exciter un appétit " qui n'est pas seulement alimentaires en dépit du sens médi-cal d' "anorexie ".

Celle-ci, cette " non-appétence " peut d'ailleurs, elle aussi, être artificiellement provoquée : à l'aphrodisiaque ou, magiquement, au philtre d'amour répond le bromure des casemes d'autefois. Pulsion et répulsion étant du même ordre, ils ressortissent à la même catégorie industrielle d'altération artificielle du désir.

(b) La technique peut intervenir aussi, non plus sur l'excitation du désir, mais sur son assouvissement. Rares sont les artifices qui l'assistent. Le plus souvent ils visent au contraire à l'entraver : tels sont - même s'ils relèvent aussi du vêtement ou du logement par certains de leurs dispositifs - la ceinture de chasteté du moyen âge, l'appareil antimasturbatoire du siècle demier, les prisons en tout genre, de la " fillette " de Louis XI à ce qu'on appelle aujourd'hui l' "univers carcéral ", et, bien entendu aussi, puisque l'animal accède également à la boulie et à la valeur, tout ce qui dans sa cage tient de l'incarcération (5, 177-178), etc. De tout cela, l'exploitation est le plus souvent sociale car l'entrave à la volonté vient ordinairement d'autrui, mais il se peut qu'on en use soi-même pour s'empêcher de faire ce qu'on désire sans pourtant l'approuver, en sorte qu'une ceinture de chasteté peut fabriquer un refus, une nolition morale.

Pour désigner ces obstacles à la satisfaction du désir, l'usage, ici non plus, ne propose aucun terme générique : puisqu'il s'agit tant d'empêcher que de s'empêcher, de garder que de se garder, nous choisirons le terme de " phylactique ".

II. LA CRITIQUE DE L'ART : VALORISATION ET RÉGLEMENTATION DE LA TECHNIQUE

Critique rétrospective et critique incorporée

171. L'art, comme tout, est passible de préférence, de valorisation et de réglementation. C'est pourquoi, dépassant le genre restreint de la " critique d'art " rétrospectivement et facultativement portée sur le produit des Beaux-Arts, l'art inclut toujours une critique incorporée qui relève tant, naturellement, du projet et de la valeur que, culturellement, de la norme.

Le " plan IV " recoupe la totalité de l'humain (157b), donc l'art en tous les processus qui le constituent. Nous avons déjà au passage évoqué la préférence stylistique qu'est le " parti " (14l), ou la valorisation du changement en progrès (142), de l'endroit et du moment en " occasion "  (lsl), ou l'habituelle hiérarchisation des métiers (147). Ou encore dans des notices problématiques, nous avons indiqué comment le portrait, qui est sociologiquement " pause " en ce qu'il arrête le portraituré en un point de son histoire, est par la " pose " sujet à préférences (1, 81-85); ou comment le vêtement est valo risable - l' "uniforme " et le " travesti " se faisant " mode " et " élégance " - et réglementable sous l'aspect du " costume " et de la " tenue " (2, 163-165). C'est maintenant d'ensemble qu'est à considérer l'incidence sur l'art du plan du vouloir, ce que, dans nos termes à nous (37b), nous devons appeler la critique de l'art.

Avec cette dénomination, la question est immédiatement embrouillée par la répartition actuelle des professionnels du discours sur l'art. En effet, parce qu'elle est matérielle, la chose ouvrée est conservable et transportable; elle poursuit une " carrière " bien au-delà du temps et du lieu de sa confection (148); elle demeure exploitable (on peut aujourd'hui habiter dans un château du XVIIe siècle, boire dans des tasses Empire, etc. ) et tout aussi bien jugeable. Or, ce sont ces jugements portés après coup qui constituent chez nous la " critique d'art "; ce genre littéraire, largement journalistique, pratiqué par des gens en général incapables de faire eux-mêmes ce dont ils jugent, offre la particularité de ne s'intéresser qu'aux Beaux-Arts, laissant à " 60 millions de consommateurs " la charge de juger des aspirateurs et des machines à laver. Sans en exclure cette critique-là, c'est un processus bien plus ample que nous avons en vue quand nous parlons, en titre à ce chapitre, de " critique de l'art " : nous n'entendons pas une critique restreinte aux Beaux-Arts, mais extensive à toute mise en oeuvre technique; non plus facultative mais, sauf trouble pathologique, constante; non pas rétrospective et portée par des observateurs étrangers à la production, mais incluse à la production et portée par l'ouvrier lui-même qui est simultanément son propre juge car c'est en même temps qu'on fait et qu'on veut faire. Le cas est au fond le même que celui de 1' "histoire de l'art " au chapitre précédent (129-156) : nous n'avons pas dit alors un seul mot de la discipline de ce nom; c'est qu'ici encore l'observateur peut bien bâtir facultativement et rétrospectivement une histoire, mais l'historicité est déjà incluse dans l'art qui, par le style, est de telle époque, de telle région, etc. Recouvrant la totalité du plan du vouloir, cette critique de l'art incorporée relève tant, naturellement, du projet et de la valeur que, culturellement, de la norme.

Le projet et l'entreprise, ou le désir de faire

172. Il n'est pas d'art sans entreprise répondant à un projet, c'est-à-dire généralement un besoin qui du travail fait une besogne.

Si le " troisième plan " est celui de la pluralité et de la diversité - expliquant la multitude et la variété toujours singulière des messages, des ouvrages, etc. -, le quatrième est celui de la directivité, de l'intentionnalité. C'est lui qui donne une orientation à l'exercice des autres capacités rationnelles : ce à quoi on vise, en un mot le " projet ", propose un but à l'exercice du langage, de l'art, etc., et fait opérer un choix parmi tout ce que l'accès au signe ou à l'outil rend virtuellement possible de dire ou de faire.

En effet, pour parler, il ne suffit pas d'être capable de grammaire : on ne dirait rien sans une prise de parole qui suppose qu'on a envie de dire quelque chose et qui donne une direction à la locution (6, 20). Et, de même, si l'émergence à la technique est la condition fondamentale et nécessaire de la production, on ne ferait pourtant rien si l'on ne voulait le faire, sans ce que par analogie nous appellerons l'"entreprise ", mot auquel nous ne donnons pas ici seulement son sens sociologique habituel d'établissement, mais celui, plus large et qu'il conserve en ce demier cas, de prise d'initiative, de mise à l'oeuvre (4, 281; 6, 33). Par là l'opération, elle aussi, prend une direction, un sens, dans l'acception la plus routière de ces termes; par exemple topique, la marche de l'auto qui ergologiquement n'était qu'un déplacement devient itinéraire (4, 278). De même que de l'objet du message l'intention fait un objectif, ici du trajet de l'ouvrage elle fait, si l'on veut, une trajectoire.

Le projet qui sous-tend la prise de parole ou l'entreprise correspond le plus souvent au besoin, que la théorie de la médiation inscrit au " plan IV " : si donc le besoin ne peut ergologiquement expliquer l'outil (86), il explique axiologiquement sa mise en branle; par lui, le travail se fait à ce plan, dans le sens étymologique du mot, " besogne ", de même qu'au plan I il se conceptualise en " technologie " - toujours au sens strict du terme - (87 et 107) et qu'au plan III il s'organise socialement en confection (89 et 145).

173. Le projet, d'ordre axiologique, ne saurait se confondre avec le trajet ou la fin, d'ordre ergologique, non plus que la " destination " de l'ouvrage avec sa fonction.

Qu'on puisse ne pas dire ou faire tout ce qu'on est glossologiquement ou ergologiquement à même de dire ou de faire, rappelle que le projet est d'un autre ordre que la capacité de parler ou d'oeuvrer (35d). Et, de fait, avec lui ce n'est plus de la référence qu'il s'agit, mais de la préférence; non plus de la chose à faire (ou à dire), mais du motif de la faire (ou de la dire); non de la fin ergologique, qui ressortit à la dialectique tech-nico-industrielle, mais du projet qui, en s'acculturant axiologiquement, est soumis, lui, à la dialectique éthico-morale; non du " pour quoi faire? ", mais du " pourquoi le faire? "; non du but de la mise en oeuvre, mais des motifs qu'on a d'en consentir la fatigue et le coût (4, 275-277). Bref, avec le projet nous ne sommes plus au même plan qu'avec le trajet (ou l'objet).

Preuve en est qu'ils sont dissociables : le travail est si distinct de la " besogne ", si indifférent à l'avantage qu'il procure, qu'un plombier peut parfaitement vous installer 1m robinet sans vous demander, ou se demander pourquoi il vous faut de l'eau (4, 276). Aussi la variété des fins ne coïncide-t-elle nullement avec celle des projets. D'un côté, 1m même ouvrage peut convenir à des projets différents puisqu'on en attend des bénéfices distincts : nous avons déjà indiqué qu'un même robinet, dont la fin reste de produire un débit contrôlé, foumit l'eau de la toilette aussi bien que de la boisson (92); le préservatif, par une même fonction de rétention de la semence, offre le bénéfice alternatif, soit d'être contraceptif, soit de mettre le porteur à l'abri de la contamination; la même image peut être d' "évocation ", de " convocation " ou de " provocation " selon que le projet est de produire la connaissance, la présence ou l'appétence (98); sous l'occupation allemande, la même destruction de statue était récupération du métal et épuration du portraituré; etc. Mais, inversement, sont adéquats au même projet des ouvrages différents, la carte et la boussole servant également à ne pas perdre le Nord, voire des procédés non outillés, comme le cordon de police ou même l'injonction verbale qui maintiennent la " manif "  au même titre qu'un ensemble de barrières (4, 276-27 7). Puisque l'analyse dissocie la fin et le projet, il serait inadmissible de les amalgamer et c'est pourquoi, anticipant sur le présent développement, nous avons, dès le terme de notre exposé d'ergologie, mis en garde contre le risque de les assimiler (92).

La confusion est pourtant quasi constante dans nos études; par exemple, à balancer si les premières cartes géographiques servaient à représenter le monde ou à faciliter le voyage, on s'embarrasse d'une fausse altemative, mélangeant la fin déïctique de l'image et l'avantage d'en disposer (4, 275-276).
A cela plusieurs raisons. Ce sont d'abordles mots qui, comme " pouvoir " en français, nous l'avons dit (158a), occultent souvent la distinction; mais, faisant obstacle à l'analyse, la polysémie ne saurait prévaloir sur elle (10). Ensuite, il est certes fréquent que la variété des projets entraîne une égale variété des fins, dans une sorte de contrepoint qu'on prend pour un accord (4, 276) : mais nous avons indiqué plus haut que, tout aussi fréquemment, des projets distincts s'accommodent d'un même ouvrage, et réciproquement. Enfin, notre économisme foncier détoume d'admettre que la technique puisse produire du non avantageux, de même que la grammaire énoncer du non-sens : mais c'est une illusion que bientôt mettra en lumière la proposition suivante (174).

Là-contre le remède est toujours le même : désigner de mots dilEérents ce que l'ana-lyse dissocie. La théorie de la médiation nous fournit l'opposition de la " fin " et du " projet "; pour distinguer le " pour quoi faire? " et le " pourquoi le faire? " d'un même ouvrage, la tradition archéologique nous proposait " fonction " et " destination " dont nous n'avons eu qu'à bien spécifier le sens, toujours en tâchant de respecter les tendances de la langue. Parce que dans " fonction " il y a étymologiquement ce dont on se charge ou s'acquitte, le mot convenait bien au plan ergologique où c'est de tâche qu'il s'agit (70) et désignait correctement ce que le fabriqué nous met à même de faire; tandis que lié au " destin " que le vouloir humain contribue à construire et qui implique l'attente le plus souvent d'un bien, servant dans le vocabulaire des transports à désigner la direction par laquelle le déplacement se fait itinéraire, " destination " méritait au contraire d'être réservé au plan axiologique (3, 9; 4, 275-278).

 

182. Au conflit du désir de fabriquer et de la norme il n'est que trois issues comportementales : la transgression, la retenue et le stratagème.

Seuls des obstacles extemes (ou, issus d'eux par mémorisation, la crainte prover-biale du chat échaudé et le dressage) empêchent l'animal de contenter son appétit. La norme que l'homme introjecte à l'encontre de son désir le met dans une tout autre situation.

Lorsque la norme est hégétiquement socialisée en code, chacun sait qu'il n'est que trois comportements possibles : ne pas se conformer à la prescription, la respecter exactement, ou l'éluder en tournant la loi (4, 282). Mais dans ces attitudes d'infraction, d'observance et de subterfuge, le désir n'est en contradiction qu'avec la peur du gendarme, et, de surcroît, l'observance peut n'être qu'aboulie : l'interdiction de fumer ne gêne pas ceux qui n'en ont pas l'envie. Aucune des trois n'impliquent forcément cette abnégation définitoire de la dialectique éthico-morale. Mais elles sont les correspondants sociaux des trois comportements résolutoires du conflit proprement axiologique, inteme à chacun, du désir et de la norme qu'à propos d'art nous nommerons :
- la " transgression ", terme général qui désigne la négligence de la norme, par laquelle l'emporte la soumission au désir et dont procèdent les actes dits " sauvages ";
- quand à l'inverse on " se retient " de faire ce dont on a envie, la " retenue " (4, 281; 6, 151), mot qui offre le double avantage de ressembler à son analogue langagier, la " réticence " par laquelle on tait ce qu'on voudrait dire, et de s'apparenter étymologiquement à " abstinence " ou " continence " qui désignent du non-faire. Considérée dans la durée, la réticence peut être rétrospective : la palinodie, la rétractation, le démenti dénoncent du déjà énoncé. Il en va de même de la retenue : certaines destructions - qui, ergologiquement, sont autant fabrication que les constructions - démontent du déjà monté; tels sont par exemple, dans le cas particulier de l'écriture, tous les effacements - rature, gommage, rasura épigraphique... - qui technicisent la rétractation (6, 21-22);
- le " stratagème " (4, 282; 6, 150), compromis du désir et de la norme par laquelle on fait sans faire, analogue à ce qu'est dans le langage, par opposition au message, le " discours " (6,20).
Cependant, puisqu'il est ici question d'orthopraxie, de recoupement de la norme et de l'outil, un seul de ces comportements peut nous occuper : en effet, la norme n'intervient pas dans la transgression qui simplement l'ignore, ni l'outil dans la retenue qui refuse de le mettre en oeuvre, et donc axioartistiquement le stratagème est seul en cause.
Pour en terminer avec le modèle, rappelons que toute performance a trois visées possibles (53) et que la dialectique axiologique se résout donc en trois morales d'art; mais nous n'en traiterons que plus loin : c'est, en effet, la situation européenne moderne qui illustrera commodément ce qu'est en fait d'art une morale casuistique, ascétique ou héroïque (195)

183. Témoignant de ce qui est interdit par ce qui se fait, le stratagème est à la fois retenue et allotropie, de même que langagièrement le discours est réticence et allégorie. En tant qu'il est axiologiquement " discours ", le langage dit sans dire : il est à la fois fait de taire et de " dire autre chose ", c'est-à-dire, en stricte étymologie, " réticence " condamnant à l' "allégorie ".

Sur le principe de l'analogie fondateur de la théorie de la médiation (33), on dira que l'art, en tant qu'il est axiologiquement " stratagème ", fait sans faire; qu'il est à la fois retenue et " allotropie ", c'est-à-dire faire autrement. Par exemple, il n'est pas permis de s'asseoir au choeur? stratagème de l'installation, la miséricorde remplace la stalle, permettant d'être debout sans l'être et révélant l'envie d'être assis. La rue est à sens unique? l'automobiliste la remonte en marche arrière, la direction désirée apparaissant dans la conduite à rebours. Imagièrement, il est interdit de montrer sur une affiche publicitaire le sexe masculin? toute la famille sera nue à ceci près que les parties viriles du père disparaissent derrière une fleur de lys dont les pétales, par leur disposition, évoquent ce qu'ils servent à cacher. Ou bien, dans la Grèce classique, les images d'amours garçonnières deviennent prohibées? ce n'est plus Zeus qu'on verra poursuivre Ganymède, mais c'est son aigle qui l'enlèvera. Ou, encore dans la sculpture grecque antique, la " draperie mouillée ", qui montre le corps sans le dénuder, a historiquement précédé la nudité, de même, en passant de l'image au vêtement réel, que le vêtement moulant permet à l'exhibitionniste d'être nu sans l'être (4, 282; autres exemples en 283).

Ici aussi, l'ouvrage effectivement produit témoigne du non-fait, de l'interdit demeuré cryptique, du désir et de sa frustration : l'assiette de la stalle est présente dans l'adossement à la miséricorde, les trois éléments du sexe dans les trois pétales du lys, la nudité dans le collant, etc. Ce dont on se retient se manifeste dans ce qu'on retient, le prohibé transparaît dans l'exhibé.

184. Parce qu'elle tient au langage en même temps qu'à l'art, la signalisation participe, non seulement du stratagème, mais aussi du discours en sorte que l'image peut être allégorique autant qu'allotropique.

 

Pour le privilège que notre profession lui accorde et par crainte d'un malentendu, l'image mérite quelques mots complémentaires.

Certains des exemples précédents ont montré que, comme n'importe quel ouvrage, elle ressortit au stratagème et peut être autant allotropique qu'un vêtement ou un siège. Mais par son contenu elle tient à la représentation et, en particulier, au langage, donc à ce que nous appelons le " discours "; c'est même un intérêt majeur des études iconographiques - aussi bien qu'épigraphiques d'ailleurs, et pour les mêmes raisons (6, 20-22) - que de déceler l'intention de l'ouvrage. Aussi l'image peut-elle être allégorique parce qu'elle dit - ou plutôt à sa manière écrit - autre chose que l'interdit (3, 32; 4, 282-283).

Encore ne faut-il pas se méprendre sur le sens du mot. Certes, devant des compositions qui figurent la Victoire couronnant la France ou la Religion foulant aux pieds l'Hérésie, les historiens d'art parlent traditionnellement d'allégories. Mais c'est une façon de dire que nous récusons : exact équivalent de la prosopopée littéraire, " personnification " est bien préférable pour désigner l'anthropisation imagière du concept (11c, 97b), tandis que, " fait de dire autre chose ", " allégorie " convient exactement à la phase résolutoire du discours. C'est donc un processus appartenant au langage et non à l'art que nous désignons par ce mot.

 

185. Le stratagème détourne " apotropiquement " un désir auto/Fustré, comme le discours l'exprime " apophantiquement ".

(a) si le stratagème est un mécanisme " allotropique ", son rôle est " apotropique " : s'il fait " faire autre chose ", il sert à " détoumer " le désir interdit. Par là il est tout à fait distinct du discours qui sert à l'exprimer.

La confusion est pourtant attendue : en un temps où l'on a sans cesse à la bouche le besoin de " s'exprimer ", nul n'aura de mal à saisir que le discours exprime une envie refoulée : vous vous répandez en histoires salées, c'est que vous avez de gros appétits! Mais - hormis même l'indigence lexicale qui induit à appliquer les mêmes mots-scie, généralement langagiers, à des objets différents - deux raisons peuvent induire à tenir erronément aussi le stratagème pour un mode d'expression. L'une est, encore une fois (62a), de confondre l'observateur et l'observé : si l'élève dessine incessamment la même chose, l'instituteur y verra l'expression d'une obsession; c'est que l'observateur, établi au plan de la science, ramène forcément tout au langage par lequel seul elle se construit; mais si tout est langage pour l'observateur, ce qui se passe dans l'observé relève de n'importe lequel de nos quatre plans. La seconde est qu'on privilégie le stratagème imagier : nous venons de reconnaître que, tenant au langage, l'image participe du discours; elle participe aussi de l'expression. Mais il en va autrement dès qu'on abandonne le secteur particulier de l'imagerie : si vous mâchez du chewing-gum pour ne pas fumer, rien ne s'exprime ici, sinon, encore une fois, pour l'observateur.

(b) Une fois de plus surviennent ici des embarras terminologiques. Pour désigner ce rôle de " révélation " du cryptique qu'assume le discours, la théorie de la médiation parle d' "apophantique " (6, 33). Ce qui permet de récupérer, à propos du stratagème, le terme parallèle d' "apotropaïque ". Mais dans nos disciplines, le mot s'applique traditionnellement aux images servant à détourner les forces mauvaises (98). A vrai dire, ces forces mauvaises ne sont sans doute que les hypostases démoniaques de nos propres désirs et l'image dite apotropaïque, un stratagème magique pour les détourner. Mais, pour éviter toute complication entre le vocabulaire traditionnel de l'archéologie et notre propre terminologie, nous avons préféré le mot voisin d' "apotropique " : l'essentiel reste de reconnaître que le stratagème n'exprime pas le désir illicite, mais - ressortissant au tropos, au tour de main, au principe de sécurité de l'outil et non au langage - le détourne.