L'INVISIBLE DES MOTS ET DES NOMS DANS L'ART

Gilles Le Guennec

 

 

 

Puisqu'on peut dire que nos yeux nous trompent confrontés à la photographie, aux enregistrements du visuel traités de surcroît par l'ordinateur pour rendre visible le non-vu, nous ne pouvons plus "voir" au sens d'une clairvoyance débarrassée d'a priori. Depuis longtemps la méfiance radicale envers l'appréhension sensible nous est présentée comme condition du rapport scientifique aux choses. Bachelard pose comme premier obstacle à la science "l'expérience première" qui l'amène aux antipodes du sensualisme à soutenir que "l'esprit scientifique doit se former contre la nature" . Du côté de la phénoménologie ce seraient plutôt les a priori qui se donnent à voir en même temps que les choses, au sens du "déjà là" installé en elles. Ce que le philosophe tenterait d'entreprendre sur cette base, à savoir une déontique du regard pour mener l'être à bien voir n'est pas la visée de l'homme de l'art. Les aveuglements animent celui-ci comme les voyances: ne pas voir prend un aspect positif au point de s'analyser comme une condition pour faire. La question qui se pose alors est de savoir comment cet aveuglement, spécifiquement lié au processus de l'outil dont s'occupe l'ergologue, peut être aussi mais séparément celui du langage qui projette ses catégories, distinct de celui de l'être qui "n'est" de ce qui l'entoure, et de celui du stratagème propre aux ratés de l'autocensure.

Si nous ne voyons du champ visuel que des bribes, ce dont témoigne (cf. les manuels d'ophtalmologie) l'enregistrement des mouvements oculaires lors de l'exploration d'une chose (celle d'une pipe d'après Lhermitte) ou d'un dessin (par trois sujets différents (d'après Jeannerod) peut-on dire que cette réduction est nécessaire au langage qui permet de poser des objets désignables plutôt qu'à une activité qui repère de l'utilité, à quelqu'un qui s'y retrouve (rapportant la chose à ce qu'il connaît), ou encore à un projet qui s'y satisfait.

Le problème est donc de faire émerger l'implicite du langage dans une autonomie d'analyse malgré l'interdépendance des déterminations aveuglantes. Le fait est que sauf pathologie ils se présentent dans la confusion , ce qui restreint la portée de tout propos les concernant à la mise en évidence analytique d'hypothèses quant à leur distinction et leur organisation. Le cadre de cet article tend à circonscrire, face à une même manifestation qui se rapporte à deux questions séparées, l'aveuglement des mots et celui des noms puisque l'être y transparaît aussi à travers une onomastique qui réconcilie noms propres et noms communs.

 

PRÉALABLE quant aux manifestations de l'invisible DES MOTS et des NOMS

 
 

Une première difficulté réside dans la question de savoir quelle part le langage a pris dans la formation interne de l'oeuvre indépendamment des désignations dont elle est l'objet une fois achevée en tenant compte du fait que l'artiste étant spectateur ne cesse d'informer, autant dire d'infléchir son travail par les mots qui structurent la représentation qu'il s'en fait. Autrement dit, bien que dans son principe elle donne surtout à voir, l'oeuvre donne-t-elle à lire comme le propose un pictogramme composant ou non un rébus (cf. la dite "allégorie" de la mort et "Les bergers d'Arcadie" de Nicolas Poussin où la mort est indiquée par une tombe qui se met à parler: "et in Arcadia ego", le rébus à transfert: chat (dessiné) + pot (dessiné) = chapeau) ou sa morphologie est - elle discrètement le résultat d'une projection des catégories du langage?

Bien plus: si l'on entend par "objet" ce qui est retenu de la chose par sensation élaborée, tout objet implique du non-vu. On sait l'importance de ce principe de Gestalt introduisant la partition forme / fond dans le champ visuel au détriment du fond, puisque l'attention plastique à la totalité de l'espace appréhendable aboutit à promouvoir le fond comme contre-forme. C'est le pari de la visée plastique de tabler sur la visibilité intégrale d'un champ visuel, qu'il se confonde ou non avec le champ pictural); en disant qu'i1 n'est tenu que dans l'oeuvre où idéalement l'invisible résiduel n'existe pas nous n'avons pas défini ce qu'est cette vision liée à l'activité ni montrer en quoi consiste sa visée d'intégralité. Ce que l'on retient de la chose n'en fait pas seulement un objet à percevoir ou à désigner, mais, dans le rapport à l'appropriation, un bien étranger ou familier du sujet. S'agit-il de reconnaissance lorsqu'il s'agit de mettre un mot sous l'image présentée? Et inversement s'agit-il de désignation lorsque l'image est nommée par un classement de style? "Ceci n'est pas une pipe": sous entendu: ceci est la pipe de René Magritte, peinture d'un artiste peintre, cette interprétation de l'écrit inchangé me situe dans le cercle des connaisseurs de Magritte.

Quoi qu'il en soit, iil n'est pas d'exemple qui donne à voir ce concept même d'objet limité à une simple organisation naturelle des sensations, on peut tout au plus en avoir une idée à travers certaines réalisations: la série des "Wire Pieces" de Richard Tuttle peut être invoquée où l'objet "ligne" est dessiné à travers diverses manifestations matérielles, fil de fer, ombre et crayon (1971). Il est clair alors que deux autres objets ne manquent pas d'être simultanément opérant: l'un imaginé qui m'amène par analogie à passer d'une "ligne" à l'autre, de sa présence à sa marque ou son dessin sans qu'on sache si le fil de fer représente le trait ou inversement, l'autre conçu qui pose la catégorie de "ligne", identité lexicale qui assimile, et en même temps néglige, la variété des réalisations. Deux sortes d'invisibles y correspondent, celui de l'imagination qui extrapole en posant des objets virtuels, liés ici à une antériorité qui se dérobe ou à une direction affichée par delà le début et la fin du trait, celui du concept de "ligne", invisible parce que générique, n'en désignant aucune en particulier. Les trois "objets" ainsi définis modulent l'assertion d'Ingres, "la ligne n'existe pas dans la nature", en permettant de préciser de quoi il est question par l'intitulé "les mots invisibles dans l'art".

 

1- DÉNOMMER N'EST PAS DESIGNER

 
Le mot et le nom, l'impropriété et l'arbitraire
 

 

Il est traditionnel de tenir l'art classique pour un art de la pensée; or pour le faire valoir, en guise de pensée on nous offre du récit. La distinction est en passe de révéler son importance.

Dans l'image tenue pour "allégorie" s'affirme la visualisation d'un objet conçu, une pensée: dans la légende d'Écho et Narcisse le "thème" n'est qu'un récit en l'absence de pensée: les choses et les événements sont là pour être nommées: Écho s'appuyant sur le rocher à titre d'anticipation de sa métamorphose, Narcisse près de sa fleur avant même qu'il se noie, tout concourt par télescopage des moments de la petite histoire à raconter. Ce qui est requis du spectateur n'est ensuite qu'un décryptage plus ou moins difficile selon l'état de sa participation à la culture de l'autre.

Mais dans le tableau hérité de la perspective de la Renaissance, le sujet s'y fait jour encore autrement et tout autant: l'image anthropisée l'est d'abord par une technique de représentation qui place le spectateur en continuité avec la profondeur illusionniste introduite par la perspective.

 

"Les Bergers d'Arcadie"

"Et in Arcadia ego", l'inscription est présentée à l'endroit de l'oeil du spectateur, point de fuite. La tombe icôniquement là, est aussi le complément du gramme, ce qu'énonce Gombrich: elle est le non-dit montré qui invite le regardant à participer au message: "moi, la mort, je règne même en Arcadie". Pour en arriver là il faut rapporter l'édifice à sa fonction funéraire: faute de ce savoir, l'inscription est énigmatique et n'appelle aucun complément. Faute d'une autre convention je ne saurai voir des bergers d'Arcadie à travers ces jeunes hommes nantis d'une couronne et d'un bâton. Un air grave et méditatif risque alors de ne pas apparaître sur leur visage d'autant plus que l'Arcadie n'est pas pour tous une terre pastorale de songes idylliques. Le message remodèle l'image: en revenant sur le visage de la bergère, un léger sourire peut apparaître qui nous verse dans la sérénité d'un paysage. Le message comporte donc plus qu'un objet, il suppose une complicité avec le spectateur, un lieu commun que les seules lois de la perspective ne rendent pas assimilable. Le point central ne délivre son énigme qu'à condition de participer à cette société des gens de lettres. Le titre ne désigne pas le thème du tableau, cette particularité du tableau de Poussin qu'on peut étendre à beaucoup d'autres, et que Magritte a radicalisé par le décalage systématique de ses titres, dit fondamentalement l'impropriété du langage mais aussi l'arbitrarité de la langue.

 

Les mots ne sont pas les noms qui tentent le réaménagement et l'appropriation du concret de la mémoire. Neurologiquement et cliniquement la différence est attestée par le fait de "la dissociation automatico-volontaire" où l'on constate que l'aphasique peut néanmoins parler en recourant aux formules toutes prêtes qu'une société offre en lieu commun de l'échange de langue.
La distinction du langage, de la mémoire et de l'institution du savoir, cette dissociation à laquelle le neurologue nous convie n'est pas ordinaire: elle oblige à renoncer à des synonymes: parce la capacité mise en oeuvre par le nom (accession à la personne) n'est pas celle requise par le mot (capacité de signe), dénommer n'est pas désigner, et les réalités résultantes ne sont pas du même ordre. Si concevoir un cube c'est en voir la face cachée, reconnaître un cube c'est le rapporter à notre monde, celui que nous sommes censés connaître par l'appartenance à un même environnement culturel constitué de l'appropriation de la géométrie. Le su n'est pas le connu...

 

Le recours dominant aux catalogues, aux expositions, aux noms, aux connaissances, aux références obligées, à ce qui se fait maintenant, ce positionnement devant l'art n'implique pas la pensée: qu'on le veuille ou non, on nomme tel ou tel fait comme on donne le mot de passe pour entrer dans un cercle de relations. Ce qui est dit alors est un déjà dit qui rejoint le déjà fait, un "ready made-up speech" , un prêt-à-dire qui dans son principe sociologique est identique au ready made, art de confection initié par Duchamp. Il n'est pas indifférent qu'on baptise tel ready made "fontaine" ou "urinoir", il y va de la reconnaissance de l'art, de son renom (indépendamment de l'esthétique). On voit qu'une déontologie sous-tend l'attribution du label. Le fait que l'artiste R. Mutt soit inconnu situe d'emblée ce qu'il a fait dans la banalité d'une production pratique, inversement, la présence de tel "objet usuel" dans un musée suffit à l'admettre comme expression artistique. L' "appellation contrôlée" loin d'engager une réflexion coupe court au questionnement sur l'impropriété du mot, elle est nantie de l'autorité de la chose jugée, dès lors elle s'impose à tous par l'arbitraire que tend à dépasser toute convention. Mais à l'opposé de cette entente forcée sur un nom commun où s'aliène et s'altère la pensée jusqu'au non-pensé, la divergence se manifeste aussi par la dénomination: et l'idiome montre à l'inverse l'arbitrarité du nom réduit à sa réalité de nom propre qui ne renvoie qu'à une expérience singulière dans l'ignorance schizophrénique de l'autre. Sauf cas pathologique, l'interlocution se situe dans le va-et-vient entre ces deux extrêmes. Et pour "s'originer" le constructeur souligne dans l'oeuvre ses appartenances et ses rejets intégrant arbitrairement une "légende" à sa déïctique, pour indiquer sans enseigne explicite ce qui doit être vu. Mais l'ouvrage est aussi traversé de "réminiscences culturelles", hommages et citations discrètes qui réaménagent des filiations déclarées. Les nommer, c'est y reconnaître des insignes sans que ceux-ci soient visés par le constructeur.

 

Pour éviter cette confusion il s'affirme nécessaire de remettre en question des faits qui étaient appréhendés comme identités et unités du message visuel: il faut dissocier dans l'image ce qui se rapporte à son contenu sémantique, objet représentatif produit par la technique déïctique en cause, de l'usage qui invite à la reconnaissance de la réalité subjective et sociale qui est en elle. En d'autres termes, comme il est admis que l'image véhicule de l'icône et du gramme, elle comporte en outre du mime et du drame, soit explicitement lorsqu'elle est occasionnellement emblème ou déïctique de la personne, soit implicitement, parce qu'elle réalise en l'artificialisant un schéma environnemental et social.
La mémoire et le savoir ainsi mis en oeuvre dans l'usage des images ne font pas acception des différences et des contrastes spécifiques de la représentation analysée ou non par le langage, puisque ce qui est alors à saisir, ce sont des identités et des unités qui constituent l'importance mnésique, ethnique et politique des informations non verbales. Une ontologie et une déontologie président alors, et respectivement,

- au classement de l'image où tout peut fournir l'indice d'un positionnement social: les qualités sensibles proposées, les configurations, les objets, le thème implicite comme l'insigne explicitement élaboré

- et à la portée de son rôle dans une certaine société, des enjeux d'éducation qu'elle a su ou non réactiver et qui la destinent en conséquence au dépotoir ou au musée quelles que soient les enseignes affichées.

 

Dans ces conditions de l'image on ne retient alors que le concret de sa réalité sociale, c'est-à-dire, ce qui la date, les coordonnées de son site, et les indices de son rang dans la hiérarchie sociale des images ; on la comprend par ce qui la situe et ressitue ce qu'elle montre relativement à l'époque, au lieu et au milieu, autrement dit ce en quoi elle peut être remarquable et pourquoi éventuellement elle peut compter pour une certaine société. C'est selon ce rapport d'appropriation que certaines réalités visuelles désignables n'ont cependant aucune existence sociale: la toile du Tintoret qui servait à recouvrir certains objets d'art de cette cave de musée n'était qu'une bâche, ( inversement, une partie de ce qui était considéré comme oeuvre d'art a rejoint la cave en question), de même que l'oeuvre de François Morellet n'apparaissait qu'à titre de décoration murale dans le réfectoire de ce collège remis à neuf par la peinture en bâtiment. Ce qui est en cause, ce n'est pas seulement le statut de l'oeuvre et ses fonctions instituées, ce sont les formes que ces deux faces de la personne, altruisme et altérité, nous font reconnaître au détriment du voir. On ne peut donc se contenter d'opposer "peindre" à "dépeindre", pour traquer dans l'oeuvre, l'imagerie, il faut encore invoquer séparément la dialectique du sujet et de la personne: autant la vision spécifique de l'espèce humaine contestée que la convergence sociologique dans une façon de voir admise, autant la physiologie de la vision ethniquement soumise à l'arbitrarité que l'échange sémiotique politiquement négocié.

 

2- VOIR ET NE PAS VOIR PAR LES NOMS

 

21- Les faits de langue

 

 

 

Certes, la langue en impose dans le sens de la convergence: la langue est doxa en ce sens qu'elle incorpore de la pensée préconstituée: en allemand, le monument se traduit par Denkmal, c'est dire littéralement qu'il donne à penser (denken); dans ces conditions, la colonne contre le fascisme à Hambourg qui s'enfonce dans le sol au fur et à mesure de son recouvrement par les inscriptions de chacun, ce fait signé Jochen Gerz d'assimiler le monument à un livre est bien plus concevable qu'en France indépendamment de l'histoire différente des deux pays qui le ferait admettre plus facilement en Allemagne.

Maintenant, si l'on prête attention aux inscriptions en question, ce sont dans leur principe des rappels, des consignes appelant au souvenir de faits encore proches: elles ne visent pas à désigner, c'est chose faite ; elles mettent en branle la mémoire, la remontée mentale à une origine infâme en laquelle chacun puise responsabilité et culpabilité nécessaires, elles redisent pour qu'on n'oublie pas. En résumé, c'est la fonction de dénonciation qui prime ici sur l'énonciation.

Placé devant une configuration qui a valeur de grille d'égout, la langue y associe en français plus facilement le dégoût qu'en anglais où "disgust" et "sewer" n'ont rien de paronymes. Deux réalités s'éloignent ainsi l'une de l'autre en anglais (éloignement tout relatif j'en conviens: dans le rapport au corps, le lieu est répulsif et précise ce qui est exclu de l'environnement du sujet) à l'inverse du français qui tend à les confondre par proximité phonique. Partant des mots, un anglais aura tendance à voir du dégoûtant et du dégouttant dans le "dripping" qui ne renvoie qu'au dégouttant dans l'acception française de l'anglais. "Man with dog", 1953, l'image associée à cette peinture de Francis Bacon m'impose la représentation d'un chien arrêté par les odeurs s'échappant d'une grille d'égout. Son maître, dégoutté, le tient en laisse, on n'en voit que ses pieds impatients. La grille d'égout / dégoût m'impose une appréhension de la toile qui tend à déporter mon regard vers la pièce suivante. Pourtant, la peinture est attrayante réaménageant le dépeint le réel évoqué se disloque, les frontières se fragilisent. Le chien, ni écorché, ni étripé, devient zone de turbulences. La "catastrophe tempérée" propre à Francis Bacon qui promeut un "diagramme" selon les termes rapportés par Gilles Deleuze: les endroits tourmentés s'avèrent produits par des opérations distinctes où le mélange par essuyage est contenu dans une zone. A l'endroit où l'on aurait tendance à voir de l'évacuation de détritus (grille d'égout / dégoût oblige) une patience est observable: pas de laisser aller, les mouvements de la peinture ne sont pas tenus en laisse et l'homme tente de rester maître, d'apprivoiser cette grille du dégoût des goûts de l'étranger qu'il tient en laisse. Invoquer "le chien" pour désigner cet endroit de la toile c'est enfermer la vue dans le familier, c'est refuser l'étranger, l'autre espèce, par une appellation disqualifiante telle que "barbouilleur". Nommer relativement à la peinture de Francis Bacon c'est y introduire des êtres séparés alors qu'ils fusionnent. Lorsque la séparation est introduite et elle l'est souvent vu le nombre de triptyques, elle n'est que la contradiction dialectique de cette dédifférenciation qui hante ses toiles dès le début (où les "figures dans le paysage" se répètent). A noter relativement à l'hommage à Eschyle, l'accord obtenu entre la trilogie de l'Orestie et le triple portrait en triptyque de Georges Dyer, Francis Bacon et Lucien Freud, ce qui donne à penser que le triptyque produit spécifiquement un sens et que chaque toile est un être par projection mythique d'une double trilogie: Agamemnon, les Choéphores et les Euménides étant invités par le titre à rejoindre les portraiturés. Comme l'écriture dont Jean Gagnepain dit qu'elle peut être idéodrame , l'image qui vise à relater des faits mémorables de divergence ou de convergence, par politique de changement ou d'expansion, au-delà de ce que nous en attendons en produisant des histoires refait artificiellement l'histoire de chacun et de tous.

 

22- Nom et Renom, l'appropriation en jeu dans le rapport à la description et à la légende : quand la reconnaissance du style passe par la dénomination

 

Ontographie:

 

Si sociologiquement, tendant à se définir une identité, celui qui fait vernaculairement se classe , qu'il la déclare ou non, il y a de la prise de position qu'il la nomme (étiquette politique) ou non dans ce qu'il fait. De sorte qu'il y a pour lui par son art, ceux qui comptent dont il croît être et les exclus auxquels il craint toujours de ressembler. La conjoncture sociale sujette à l'appropriation de chacun est faite des circonstances qu'on rassemble ou qu'on rejette dans la perspective d'un destin. Les oeuvres dans leur autarcie ne sont pas loin socioartistiquement de ces bulles d'enfermement toujours à crever. En les classant comme "objet d'art" ou en les abandonnant à l'infamie de leur banalité quotidienne, ce n'est pas seulement une préférence qui s'exprime, c'est aussi la reconnaissance sociale de celui qui les a faites et à qui un établissement attribue la paternité. Dans ce processus il y a à considérer que tout de ce qui est produit n'appartient pas en propre au constructeur, bien que naturellement, en tant que sujet il soit lié concrètement au matériel dont il se sert et au produit qu'il propose, cette possession ne vaut pas appropriation. L'admission dans un corps de culture qui le dépasse, l'agrégation, ne dépend pas de "lui", ce sujet poussé par la grégarité, mais de sa capacité à entrer dans un système d'échanges où l'environnement se réaménage contestant son schéma environnemental. La convergence revendiquée de celui qui voudrait entrer dans le monde de l'art se manifeste en proportion de sa divergence: le procès de l'importateur d'une oeuvre de Brancusi, "Oiseau dans l'espace", contre la douane américaine en témoigne. La chose est reconnue ou non comme "objet d'art", le nom conclut sur une inclusion ou une exclusion . Quel regard est alors en cause? Ce qui est vu alors c'est le lieu commun qui permet de dire que cela fait ou non partie de l'art. Ce qui se voit alors n'est pas principalement une catégorie du langage ainsi projetée sur la chose en question mais de l'insigne ou de l'enseigne par lesquels l'informe prend socialement forme. "C'est de l'abstrait" ou "du Picasso", ces formules se rapportent à des conventions qui elles mêmes portent sur le réaménagement de ce qui était admis comme "Art". Ce qui se voit dans cette situation c'est l'interprétation de la forme en tant que non-représentativité ou déformation, c'est à dire l'écart qui sépare du public "moyen" les "spécialistes", non l'organisation interne de l'oeuvre à supposer qu'en l'occurrence, il y en ait une.

 

Déontographie:

 

La simulation hante l'art comme n'importe quel métier au point d'en être le principe même: il y a à gagner la prise en compte de la personne à comprendre le mime comme manifestation d'une déontologie. Dans l'oeuvre, elle est la part d'autrui, l'aliénation du faire parce qu'on ne fait pas pour soi sauf narcissisme et qu'on le fait en fonction d'un (métier) modèle du rôle que l'on consent à assumer. On est ainsi toujours l'imitateur de quelqu'un qui nous accrédite du label de son art parmi les arts et de son atelier (sa "maison", "raison sociale") en devenant notre créancier. Le métier d'artiste aussi soucieux d'originalité soit-il passe par le respect de certaines conventions, c'est en observant l'obligation contractuelle de représentativité que le peintre imagier mime une façon reconnue de voir pouvant être ainsi conduit, par aliénation, à séduire.

 

Les enjeux de la distinction:

 

 

 

On comprendra la nécessité de différencier le nom du mot par l'évocation des processus distincts qui les sous-tendent: l'enjeu manifesté par la nomination c'est la possession - appropriation, le fait de ramener le monde à soi pas nécessairement de manière dite improprement "égocentriste" comme l'enfant (puisqu'en lui et par définition, l'ego n'est pas constitué), mais plus généralement, pour le comprendre (le prendre avec soi) qu'on s'y prenne par le langage, l'art, la société ou le droit.

S'agissant de l'art, un exemple peut faire valoir l'importance de la distinction: il a trait à la visite d'Alexandre Calder dans l'atelier de Mondrian; le sculpteur la raconte:

"Ma première incitation à travailler dans l'abstrait m'est venue lors d'une visite à l'atelier de Mondrian, à l'automne 1930... (Il y avait là) un mur blanc, assez haut, avec des rectangles de carton peints en jaune, rouge, bleu, noir et une variété de blancs, punaisés de manière à former une belle et grande composition. J'ai été plus touché par ce mur que par ses peintures (...) et je me rappelle avoir dit à Mondrian que ce serait bien si l'on pouvait les faire osciller dans des directions et à des amplitudes différentes ( il n'a pas approuvé)." (A.Calder, lettre au collectionneur A.E. Gallatin, 4 novembre 1934, Archives of American Art, Washington, D.C.)

 

En nommant le mur avec les peintures de Mondrian il décrit son mode d'emploi des essais de composition en rupture avec ce qui est donné à voir selon Mondrian, il est virtuellement dans son propre atelier bien qu'il soit ailleurs physiquement mais il n'a pu y aller que par l'autre qui lui fournit le moyen de transport. la traduction de la peinture par la sculpture s'est ainsi opérée, par malvoyance (méprise) analogue aux shifters, glissements de sens, malentendus qui président à l'échange de langues.

Un autre exemple permettra de cerner le propos:

c'est la cuisine communautaire que nous raconte Ilya Kabakov à travers les commentaires assortis aux documents: il ne s'agit pas de désigner mais de souligner ce qui est socialement important: l'énonciation passe au second plan derrière la dénonciation. Les bribes du réel ne sont là présentés qu'au titre d'une reconnaissance de l'être, de l'infâme quotidien ou d'une condition laborieuse méritante que des mots pointent pour éviter la dérive interprétative. Sans les mots tel tissu jeté en boule n'est pas une taie encore moins ce qui reste du passage d'"un parent de la campagne", il n'est que masse informe. En somme, à la différence de l'appellation qui ne définit que des objets, la dénomination s'attache aux choses en tant qu'elles témoignent de la condition humaine qui prime à travers eux. La production de forme qui résulte de ce souci du sujet et de la personne réside dans la promotion du détail singulier en ce qu'il renseigne sur un usage particulier ou sur quelqu'un qui compte ou ne compte pas socialement: un bibelot rappelle le pillage de la chambre d'une colocataire décédée, un pinceau crasseux, non nettoyé soutient l'exaspération des colocataires contre les peintres en bâtiment qui n'en finissent pas, deux casseroles sont là avec leurs rayures et les traces de soudure pour faire valoir l'ingéniosité du serrurier qui les a bricolées

 

 

Le rapport au connu: vers la nue-propriété

Il s'agit pour beaucoup d'artiste préoccupés de la question de l'être d'entreprendre une "désappropriation" qui s'apparente à la nue-propriété au sens où ce statut se sépare d' un rapport d'usufruit aux biens propres abandonné à autrui.

Les installations d'Ilya Kabakov propose un regard sur notre condition humaine, elles ne se cantonnent pas dans une fonction de dénonciation, bien au contraire: le spectateur occidental est lui-même concerné, du lieu où il regarde, il n'est pas extérieur à la monstration: il habite le chantier, et la cuisine communautaire. C'est dire qu'une ontologie sous-tend cette production: nous sommes en présence des difficultés de l'être ensemble: nécessités vitales du sujet, divergences et convergences.

Si l'on considère à nouveau l'image, celle-ci se fait ontologiquement icône au sens de la religion orthodoxe, c'est-à-dire présence de l'étranger dans le familier, importance d'une forme matérielle, d'une matérialité formée qu'on appelle aussi aître, présence intrigante, mystère tel qu'on peut aussi le trouver réactivé dans la peinture de Magritte qui n'entretient pas exclusivement ce rapport à l'invisible de la pensée qu'analyse si rigoureusement René Jongen et que lui-même oppose d'ailleurs continuellement au rapport cognitif d'implication du sujet.

 

 

Le rapport à la consigne ou à la légende tacite

Du côté du spectateur, la reconnaissance va à la rencontre d'un mode indicatif de référence qui n'est autre que l'aspect déontologique de l'image, parce qu'il suppose une reconnaissance de dette de la part du producteur comme du spectateur qui tous deux observent ce qui est à voir en observant les lois (Poussin opposait l'aspect , le regard "superficiel" sur les choses, au prospect, vision attentive et intentionnelle, on pourrait ajouter le respect).

La distinction faite entre peindre et dépeindre corrélée à celle de la Darstellung dans le rapport à la Vorstellung sous-tendent les études de Georges Didi-Huberman relativement au "Paysage avec la chute d'Icare" de P. Brueghel, de la Vue de Delft, de La dentellière, de La jeune fille au chapeau rouge de J. Vermeer.

La Vorstellung est étendue insensiblement au rapport de reconnaissance de l'objet dont il dit avec la finesse qui le caractérise, p.116: "la syntagmatique se trouve tyrannisée par l'Unheimlich, l'insolite"). Plutôt que de syntagme, qu'une certaine "sémiologie de l'art" serait prompte à développer, l'art gagnerait à ce que la complémentarité en cause soit rapportée à la permanence artificialisée de l'être, principe d'identification qui préside à la constitution d'une BD par l'identité partielle des vignettes, faute de quoi parce que nous ne sommes plus dans la même histoire, il n'y a pas de récit. Ce qui est en cause dans l'insolite qu'on repère face à ce "Paysage avec la chute d'Icare", c'est l'intrus, un lien qui ne se fait pas, un item reconnu séparément dans une image alors déconcertante parce que la partie et l'ensemble paraissent ne plus aller de concert.

 

 

"La chute d'Icare"

Au moment où il s'agit de rendre évident la chute d'un personnage qui fait partie d'un imaginaire commun, une déontologie s'affirme dans l'image . A cet endroit où les ailes ne sont pas visibles, elles sont cependant là: un travail d'indication prend le relais d'une peinture iconique du paysage. Pour montrer ce que l'on sait déjà, la peinture est libérée de l'obligation de ressemblance réaliste, elle n'est pas contrainte à l'évidence perceptive de l'objet dépeint (à l'instar du portrait, il s'agit de produire du reconnaissable, non du ressemblant). Mais ce dédouanement du peintre, il ne se l'accorde qu'au prix du règlement de sa dette qui est de montrer un invisible connu.

Ce qui pourrait s'interpréter en définitive comme une déstabilisation de sa propre peinture, une mise en péril à l'instar du récit en cause, s'avère relancer l'intrigue. Le paysage en sa calme ordonnance se trouve perturbé par un détail qui introduit de l'hétérogène dans sa peinture. En ce lieu du plongeon l'espace s'ouvre à autrui et fait sortir le peintre de sa tranquillité. Il lui faut se faire comprendre et pour cela il doit rompre avec l'iconique: les plumes suivent Icare au lieu de voler en tous sens au gré du vent qui gonfle les voiles par derrière, elles indiquent sa chute de façon irréaliste, en s'ordonnant dans un sens unique L'obligation déontologique de récit est ainsi assumée au bénéfice d'un trajet pictural sans objet bien que les traces valant plumes soient ontologiquement les index du passage du peintre. En somme dans cet espace se négocient l'altérité et l'altruisme qui tous deux tendent à rompre avec une peinture convenue indifférente aux interrogations du peintre comme l'est ce laboureur dépeint au drame qu'il côtoie.

Qu'est-ce qui légitime cet écart dans le rapport à l'usage du dépeint en dehors de l'intelligibilité du recours à la convention de touche-plume? (question que le regardant peut maintenant poser) Icare ne s'abîme pas dans les flots, il prend part à une surface plane: dans l'entrejambes il est possible de former un oiseau (l'être de l'autre monde) ou plutôt un fragment d'oiseau qui correspond à la partie d'Icare illusoirement sous la surface que l'endroit du bec indique en l'affleurant. Autrement dit par l'irruption de cet oiseau, la profondeur est annulée: apparaît alors un retour à la surface (le peintre ne cesse de refaire surface) ce lieu qu'il n'a pas quitté malgré son désir porté par Icare. Jour de deuil qui transparaît ainsi d'une gloire à laquelle il n'a pas tout à fait renoncé: l'un des pieds pointe vers une voile / toile, juste au-dessus de la zone de chute. Composer avec les forces naturelles semble constituer le nouveau projet qui se forme en gonflant la voilure, un projet de travail de déplacement cantonné en surface. Le monde du peintre en son métier se montre entre l'imitation et l'inspiration, la convergence et la divergence, entre l'ailleurs que l'image propose et le "N'importe où hors du monde" de Chagal, les "dé-coll/ages de Vostell ou le "Nulle part" d'Arakawa que la plastique tend à établir

Avec Thomas Huber on voit comment la dénomination peut prendre le dessus sur le langage puisqu'en tant qu'usage de la parole, elle fait valoir didactiquement ceux à qui le message s'adresse en montrant différents exercices du métier, du conditionnement environnemental jusqu'à la parodie théatrale d'une contemplation perdue par excès de discours. On frise ainsi la franche rigolade des partis pris d'interprétations abusives ("les décraqués" de Bertrand Gérôme)

 

 

Les étiquettes

A dénoncer, une responsabilité s'exerce tout autant qu'à respecter: on peut ainsi mettre en parallèle "ceci n'est pas de l'art" avec "ceci n'est pas une pipe". Les métaplasmes de Pierre Fontanier peuvent servir, transposés aux modifications graphiques du dessin d'un autre, aux détournements de productions. L'iconoclasme, comme tout ouvrage proposé à l'usage, dans ces conditions relève de l'agressivité minimale que chacun ne peut que manifester en présence d'une image ou d'un mode d'emploi inadmissible qui lui est imposée. Tout constructeur encourt ainsi le risque de la rébellion de l'exploitant. L'altération est alors le résultat de la différence manifestée dans le rapport à l'autre (alter ego), elle tend à rompre aussi avec l'aliénation propre aux excès déontologiques du métier trop établi. Au total ces repositionnements sont affaire de style au sens d'appropriation de l'art. Les étiquettes les décrivent mais les cataplasmes, anaplasmes et ectoplasmes sont à repérer et ne coïncident pas avec les déclarations en terme d'exo, pseudo et néo qu'on colle aux revendications de moderne, classique ou baroque. Ce type de nomenclature entre en cohésion avec celle que montre par panneaux Kosuth dans un paysage ainsi masqué par des noms: qu'il s'agisse d'encyclopédie, ou de dictionnaire, le principe de la doxa prévaut.

Toutefois, les attaques que le savoir conventionnel subit ne sont pas les fléchissements glossologiques qui les manifestent: la métaphore et la métonymie, le déplacement et la condensation, la syllepse et l'hypallage peuvent être rapportés à une certaine voyance de la désignation comme il en sera question plus loin.

 

La description

Faisons le saut de passer maintenant au cas de cet homme qui prenait sa femme pour un chapeau: la description qu'il fait du gant est dite "abstraite" par Oliver Sacks parce qu'elle est menée en des termes qui bien qu'ils renvoient à une réalité perceptive ne parviennent pas à nommer un mode d'emploi habituel à travers ce qui reste "la chose" dans une opacité d'utilisation. Transpire dans le propos du malade une volonté de décrire, au sens de décrypter, ce qui demeure pour lui étranger, imperméable: "il n'y est pas". Le malade en question voudrait-il simplement la désigner il ne s'y prendrait pas autrement Il est probable que sa recherche tente de percer comme un secret en désignant tout de la chose, description des détails qui révèle une myopie culturelle: il y a un trop perçu et l'exercice soutenu d'une attention à nos yeux dispersée faute de rencontrer le détail indicateur qui permettrait de rejoindre la connivence des usages.

 

 

Autant dire que ces deux processus que pathologiquement le neurologue distingue il n'est guère facile de les appréhender sans les mêler.

La jeune fille au chapeau rouge de J. Vermeer n'a pas suscité un questionnement semblable du moins en apparence: "personne ne doutera que la masse de vermillon surplombant le visage de la jeune fille soit un chapeau" écrit Georges Didi-Huberman. Jeu d'éloquence, on comprend par là que l'analyste des oeuvres d'art, lui, est dans le doute. Autrement dit en nommant comme telle cette "masse rouge" il dit déjà le mode d'emploi esthétique qu'il en fait en rupture avec les usages: un pan plutôt qu'un plan, Mais une présence ne saurait ressortir d'une condensation de références fussent-elles contradictoires: l'ombre, l'ouate, la flamme, la lèvre, l'aile ou la projection liquide disent comment certains détails parviennent à l'existence, comme objet d'une représentation, trajet produit de la peinture, projet, phantasme qui assigne à l'oeil un centre d'intéret , mime du connu, reconnaissance. La question reste de savoir si la peinture fut élaborée pour produire un objet, un trajet, un sujet ou un projet, ce qui en fait une icône, une peinture, un masque (au sens élargi de technicisation de l'absence de la personne) ou un assignat (= valeur technicisée), part du regardé

Nommer n'est pas désigner, décrire n'est pas écrire parce que la personne n'est pas le signe. De sorte que la présence de l'objet parce qu'elle convoque le sujet en tant qu'incorporation de l'environnement n'est pas sa perception-sensation .

La reconnaissance de l'image ressort nettement de cette description décryptage du "Cheval de saltimbanque" de Frémiet par Baudelaire:

"Pris en lui-même, le petit cheval est charmant; son épaisse crinière, son mufle carré, son air spirituel, sa croupe avalée, ses petites jambes solides et grêles à la fois, tout le désigne comme un de ces humbles animaux qui ont de la race. Ce hibou, perché sur son dos , m'inquiète (car je suppose que je suppose que je n'ai pas lu le livret), et je me demande pourquoi l'oiseau de Minerve est posé sur la création de Neptune? Mais j'aperçois les marionnettes accrochées à la selle. L'idée de sagesse représentée par le hibou m'entraîne à croire que les marionnettes figurent les frivolités du monde? Reste à expliquer l'utilité du cheval qui, dans le langage apocalyptique, peut fort bien symboliser l'intelligence, la volonté, la vie. Enfin j'ai positivement et patiemment découvert que l'ouvrage de M. Frémiet représente l'intelligence humaine portant partout avec elle l'idée de sagesse et le goût de la folie."

 

 

En regard de cette description soucieuse de parvenir jusqu'à un message acceptable, et pour faire apparaître l'arbitrarité des conventions tacites sur lesquelles elle repose, "l'analyse d'oeuvre" parodiée par Cueco est démonstrative: "Le serment des Horaces" de David se trouve soumis à une interprétation qui à certains égards n'est pas abusive aux yeux de celui qui ignore tout de l'antiquité romaine. La scène est globalement interprétée comme "l'ouverture d'un chantier destiné à la pose de rideaux"; les Horaces deviennent des ouvriers face au contremaître qui leur tend non plus des épées mais les tringles nécessaires achetées chez Bricologis ; en complément, les toges se trouvent converties en lés de rideau, les tuniques en robe facilitant le travail à l'échelle, le casque à aigrette en balayette pour nettoyer les plafonds, la lance en pinceau ou rouleau sur long manche, l'abattement des femmes réduit au moment de repos des couturières, etc. Au total la peinture en question est vue comme un manifeste: peinture tournée vers la peinture, elle anticipe sur le mouvement Support Surface et est appelée pour cette raison "Store surface"

Un des rapports nombreux que Magritte met en scène dans le rapport à la pipe procède de cette réinterprétation de "mauvaise foi": un croquis la visualisant indique une salle à manger et un couloir à l'endroit où on voit le fourneau, un robinet et un billard relativement au tuyau. La pipe forme ainsi le modèle de référence d'une architecture incongrue. Le décalage patent du mot et de la chose ne montre pas seulement l'impropriété de celui-ci, il constitue un usage particulier de la pipe dont il est extrait un plan de maison. ce n'est pas tant la désignation qui se trouve être alors mise en échec que le rapport de reconnaissance et d'usage. La dénomination de l'objet usuel en fait une chose étrangère à l'inverse de Cueco qui ramène le casque à aigrette à une balayette, l'inconnu au connu. Par delà ces deux exemples on comprend que l'échange soit gouverné par deux politiques: l'une consistant à réduire l'apport à la projection unilatérale de l'environnement du regardant qui tend alors à perpétuer son ordre établi , l'autre basée sur l'admission du changement au risque de la déstabilisation des repères antérieurs. La relativité du sens qui en résulte n'est que la prise en compte dans le rapport à l'art de la part du spectateur en tant qu'usager. La doxa qui se manifeste à travers le dictionnaire peut ainsi être remise en cause par une onomastique qui étend à tous les mots l'appropriation du sujet. Par sa "Sémantique générale", (1962) Robert Filliou parvient à introduire une confusion entre le sens logique du mot et celui rapporté à sa situation: Ivrogne s'illustre par sa photo d'identité à moitié déchirée, et devient ainsi un nom propre en dépit de l'onomastique admise ; Nîmes, le reste par les petites choses qu'il a pu y ramasser (hypothèse), maisLucifer étant signalisé par un piège du moins une marque de piège, relève du nom commun. Le mot écrit ne désigne plus la chose, il rappelle un événement, un lieu, un milieu d'une histoire personnelle. Tous les mots deviennent noms propres ou noms communs et manifestent du coup soit le vernaculaire de la langue moment d'arbitrarité et de divergence de la personne soit la doxa de la convergence.

On peut penser avec quelques arguments que l'art abstrait, à supposer qu'on puisse en parler dans sa globalité, ne s'est pas fait uniquement contre le langage, mais contre une déontologie du regard qui enferme le voir en ses usages. L'iconoclasme ne vise à voir contre le su que par des propositions qui résistent à l'annexion d'une reconnaissance, il est autant dirigé contre le vu pour toujours tenter de promouvoir l'inconnu et le maintenir en son mystère. La stratégie de l'art abstrait peut être en cela rapprochée d'une certaine figuration célébrée par Magritte dont René Jongen rend compte doublement parce qu'il rapporte l'image magrittienne au projet de rendre visible l'invisible de la pensée contre "le spectacle bruyant de la visibilité familière" .

 

23-Le processus de reconnaissance ne se limite pas à sa manifestation par les noms:

 

 

c'est une raison supplémentaire de distinguer la désignation de la dénomination. Fondamentalement, en tant que mode d'appropriation, la dénomination est du même ordre que la prise d'un objet usuel (la pratique), la politique (hégétique), le choix critique. Ce processus commun se manifeste dans le recours au dictionnaire, à l'encyclopédie, au répertoire, à la table d'orientation, au disque de stationnement, à la carte, au badge, à l'aide-mémoire, au noeud dans le mouchoir, au vade mecum, au recueil, au guide, au catalogue, à la resserre, à la boîte de conserve, au grenier, au cellier, au traducteur de poche, à la poche, à la valise, au portefeuille, à l'inscription, à l'itinéraire, au code d'accès, aux télétransmissions, aux moyens de transport, etc... pour capitaliser des savoirs, des pouvoirs, des avoirs, des vouloirs. Ce qui fait qu'on récapitule dans le rapport au temps, qu'on rassemble (ou qu'on ramasse) dans l'espace, et qu'on se souvient d'untel pour éviter la dispersion de l'être, échapper aux tropismes et aux interactions, en résumé pour se situer.

Tel oiseau aperçu le temps d'un vol entre deux arbres est ainsi répertorié non pas seulement parce qu'il aura pris place dans une nomenclature, mais parce qu'à titre d'élément du patrimoine, il compte et donc il est compté, parce que sa taille est l'indice qui permet de rapporter une perception en quête de forme connue à la forme du héron dessiné sur le panneau, ce panneau qui regroupe les oiseaux du lieu, les détaille par leurs plumes, leurs pattes et leurs empreintes de pattes, etc. L'identification procède selon des modes différents, le procès étant toujours d'introduire et d'annuler l'écart entre l'étrange et le familier, pour ouvrir et fermer son propre environnement.

Il s'agit par exemple et comme on dit de "personnaliser" l'appartement et pour ce faire, contradiction, on prend un lieu commun: la reproduction de tableau. "Les tableaux effacent les murs, mais les murs tuent les tableaux". Georges Perec parle de savoir et d'oubli du mur et du tableau; en désignant ainsi non l'objet qui sensiblement en est extrait mais leur présence, leur être-là. A l'encontre de cette banalisation des choses, Allan Mc Collum multiplie par moulage les empreintes de ces tableaux encadrés et les remontre pour leur seule présence au mur: un aplat remplace l'image, comme un vide qui serait appelé à remplir le vide d'une pièce d'appartement.

 

 

La dénomination prend place parmi d'autres stratégies de défamiliarisation qui visent à présenter le monde en nous y absentant, en nous plaçant hors des choses qu'on habite, c'est-à-dire habituelles, pour réaliser notre virtualité déontologique (toujours à-venir), participer à l'établissement de la loi et contester l'ordre établi (là où on est devient là où on était: l'imparfait) en renommant le réel (là où on pourrait être). Réalité sociologique qui fait valoir les deux sens du renom: celui de renommée bourgeoise et celui du néologisme polémique qui rejoignent les deux nécessités politiques de droite et de gauche.

L'inversion (Kandinsky, Georg Baselitz), la confusion (Morandi), l'anamorphose (Jan Dibbets, Georges Rousse, Justen Ladda, Felice Varini, l'agrandissement (Claes Oldenburg), , la fragmentation (Gérad Schlosser, Gilles Aillaud, Dibbets), la déformation (Picasso), la métamorphose (J.J. Grandville, Magritte,), l'aplatissement (Cézanne et les cubistes, Mortensen, Magnelli, Adami, Arakawa), la sortie (le Land'art), le contraste de milieux (Marcel Duchamp, de lieux, d'époques, la défonctionalisation, etc... il s'agit chaque fois d'une mise à distance du visible, d'une Spaltung qui disqualifie le banal toujours rémanent.

Rappelons aux plasticiens leur recours au miroir qui technicise l'appréhension formelle d'une surface, soumettant son organisation au test de "la non-reconnaissance" qu'on peut rapprocher de l'inversion mémorable de Kandinsky , prélude à "l'art abstrait". Par tous ces procédés s'affiche alors de la disponiblité formelle pour produire des objets autres au sens d'étranges comme il est possible rhétoriquement de donner au message suivant un contenu socialement inacceptable: "Pourquoi Giacometti, à un moment donné, quand il est proche des surréalistes, ramène-t-il la sculpture d'une position verticale à une position horizontale?" Ne pas comprendre, ce serait penser que lors d'une exposition, Giacometti aurait renversé une de ses sculptures alors qu'il était en présence d'artistes surréalistes et cependant, bien qu'en rupture avec le bon usage de la langue, le "bon sens", cette modalité idiomatique est une façon de comprendre.

 

3- LES MOTS INVISIBLES DANS L'ART et le regard par les mots

 

 

La question est maintenant de savoir si devant l'art et dans l'art une pensée hors contrat peut se développer, pensée faite d'exploitation systématique de la seule grammaire réinvestie sans loi dans le message, avec ses seules contraintes glossologiques: les mots d'enfant abondent pour le prouver. S'agissant de notre propos, l'information non-verbale, que peut-il s'y voir de cet invisible d'une pensée qui ne serait que pensée?

Pour y répondre on dispose de deux productions, celle des dessins d'enfants et celle de l'art conceptuel.

Le livre de René Jongen va plus loin que situer la peinture de Magritte sur le terrain de l'art dit "conceptuel", il montre aussi comment un art de la pure signification peut se manifester. (cf. R.J / R.M. p.30, "Le bon exemple")

En mettant en panne la fonction désignatrice du titre et inversement celle illustrative de l'icône, Magritte nous offre "Le bon exemple": "portrait" en pied de quelqu'un qui se présente debout avec l'inscription "Personnage assis". La mention paraît incorrecte mais cette incongruité a pour effet de renvoyer le langage à lui même et de même l'image pour éviter leur réduction réciproque. Rompre avec les appellations ordinaires ("Il s'agit d'appeler les images d'objets par d'autres noms que ceux qu'on leur donne d'habitude" dit Magritte) c'est introduire "cette pensée de la possible indépendance de la chose, de l'image, du nom et du mot". En l'absence d'écrit, l'image magrittienne n'est pas moins en retrait d'une fonction que l'usage lui assigne pour le fléchir en une réflexion "paradoxale"("une autre logique du langage que l'on appelle habituellement "paradoxe" R.M.) c'est-à-dire libérée du savoir institué de la doxa.

 

31- Precautions

 

 

La Gestalt, l'objet, et le concret

Le visible n'est pas la netteté, il peut être flou. Il suffit de faire un tour sur soi en pivotant sur le talon pour constater que l'environnement reste visible bien qu'indistinct. Ce que nous incluons d'emblée dans le visible relève de la netteté d'une Gestalt: il nous faut séparer le sensible, y voir des objets sinon les catégories du langage. Cette nécessité de poser son regard, de ne pas céder à un affolement perceptif où de l'amorphe apparaîtrait peut se rapporter tout autant au concret en tant qu' incorporation de l'environnement ; elle sous-tend aussi les jeux d'enfants relatifs au vertige, à la déstabilisation du sujet, pour ne plus être là où il est.

De la présence subreptice du langage dénoncé à son effectivité énoncée:

- Sans être fait pour être lu comme le signal de signe, le visible produit l'est par référence à un objet conçu niant l'objet perçu.

- Cette réalité contradictoire n'est qu'un des contenus de l'art, celui de la déïctique ; d'autres produits comme la schématique, la cybernétique sont possibles, mais n'étant que ses effets, .ils ne peuvent formaliser l'art,

- Le visible produit bien qu'il ne vise pas nécessairement la représentation comme le fait l'image, est comme toute chose traversé de représentations médiatisées par le langage ; les mots transparaissent ainsi sans paraître.

 

 

Tout n'est pas signe

Centrer son attention sur la part du langage dans l'activité cela peut passer a priori pour un renforcement supplémentaire de la précellence ordinaire du langage. Ce serait réagir en contre-dépendance d'un impérialisme de la pensée que de prôner à l'inverse une organisation surdéterminante du travail; il s'agit bien plutôt de reconnaître les modes d'infléchissement de l'art par le langage, les résultats et les promesses d'une telle interférence avec l'art qui, pour être autonome de par sa propre organisation, n'en est pas moins, dans la réalité concrète, dépendant des autres modalités de la raison humaine (langage, société et norme).

 

Autonomie et dépendance de l'art dans le rapport au signe

Il n'est donc pas question de traquer la présence subreptice du langage pour espérer l'en extraire au profit d'un art dont l'autonomie serait alors confondue avec une volonté problématique d'indépendance. Au contraire, la supposition que la réalité concrète (mais non pas positivée en réalité absolue) est faite de la confusion de l'art et du langage, de leur mutuelle dépendance implique pour y voir clair et parce qu'elle est cliniquement attestée, une diffraction préalable qui pose l'art distinct du langage. Ce n'est pas dans ce sens qu'opéra une sémiologie qui n'a pas fini de sévir en instituant les effets de sens par manque de sociologie, (excluant la divergence de son modèle d'analyse et notamment le non-accès au code , non plus qu'un sémiotisme qui masque ou transmue abusivement 1e non-sens, ne pouvant l'accepter faute de l'imputer à une fonction non déïctique de l'art, schématique: architecture, vêtement, cybernétique: équipement industriel, ou plus fondamentalement à l'organisation du travail que suppose toute production qu'il s'agisse ou non d'information non verbale. Tout n'est pas signe bien que tout puisse se dire, à commencer par la lettre qui relevant de l'écriture et produisant ainsi artificiellement du langage, est spécifiquement chose fabriquée. Sans compter le réinvestissement iconique des lettres, la lecture n'épuise pas la fonction des mots écrits, ce que montre l'anagramme où s'affiche la disponibilité de formes visuelles

Ce qui est ici en cause, c'est le rapport langagier à la production, à la fois la présence discrète du langage en art et ses effets, qu'ils soient ou non productifs.

 

 

La sensation, l'imaginaire ou la pensée ne formeront jamais l'art mais, par la déïctique, un de ses contenus .L'hypothèse médiationniste en rajoute: supposer l'autonomie de l'art comme elle le fait, implique non seulement que dans le rapport à la représentation médiatisée par le langage, l'activité ne fait que prendre en compte un contenu qui ne la conditionne pas dans sa propre forme mais encore que l'art infléchit lui-même les objets représentatifs. C'est que l'art de la représentation ne coïncide pas avec la représentation de l'art

Irais-je jusqu'à dire qu'une anthropologie par son appréhension représentative, conceptuelle, pèse lourdement de son logos sur le faire valoir de l'autonomie de l'art.

Si l'image et l'écriture sont faits pour imposer une représentation: ces déictiques ne font que leur travail ni plus ni moins, c'est dire que les identités et les unités qu'elles mettent en oeuvre ne coïncident pas avec celles du projet de représentation médiatisée ou non par le langage. La technique a ses raisons que la perception, l'imaginaire et la pensée ignorent. Les modes d'emploi utilitaires de l'image passent à côté de cet excès de la technique déïctique à l'encontre de la plastique qui le prend en charge dans une fonction rythmique de la production. L'inefficacité dans le rapport au message artificialisé dialectiquement se trouve ainsi réinvestie dans l'oeuvre.

 

 

Le sens produit et ses contresens

L'écriture en tant que production signalétique de mots vise une représentation des mots: elle élabore du visible pour le mettre en rapport avec le son et le sens du langage. De même, l'image propose une représentation: sa technicité tient au fait qu'elle présente en elle-même les garanties formelles différenciatives et séparatives d'objets visuels qui ne sont pas les objets de référence mais des configurations produites. L'exploitant de ces déïctiques vient à l'image comme à l'écriture, avec un mode d'emploi qui limite les interprétations. On ne peut dire que l'image affiche de la polysémie sans snober le grammairien à qui on vole ce terme en négligeant le concept que celui-ci forme. La "sémiologie de l'art" est morte de son extension du langage à tous les phénomènes: tout n'est pas signe, au risque de rompre avec les poètes qui cultivent le mythe, mais aussi avec les angoissés du sens en lequel se limite une herméneutique.

Si je dessine un cercle, il est possible d'y voir un soleil, une tête, un ballon ou un "O"; si j'écris un "O", un objet sonore lui est associé, phonographiquement et industriellement parce qu'il fait partie d'une technique d'écriture et conventionnellement parce que le rapport à cette linéarisation est indicatif du langage graphié.

Relativement à l'image, la consigne peut être de voir ou de lire dans les limites du sens formellement organisé par des traits et tracés et celui pour lequel l'image est faite qui est concurrencé par d'autres également possibles, (dessin d'un soleil formellement différent et distinct d'une roue de vélo, parce que le tracé des rayons est intérieur au cercle, mais identique à celui d'une fleur, d'un moulin, identique, si son traitement est ramené au dessin d'un demi-cercle coupé d'une ligne droite, à celui d'un crâne chauve ou d'un cactus dépassant d'un demi-cercle le sommet d'un mur). L'isomorphisme qu'on relève à titre plastique n'est en cela que le passage à la limite de la polytropie des tâches source de toutes les ambiguïtés (double ou triple image) que conteste le polymorphisme de la synergie fondée sur l'attention au trajet à produire niant la relative inefficacité de l'outil. Ce sens produit, objet de l'image, il ne comporte pas tous les objets que l'imaginaire peut enchaîner qui relèvent d'une représentation médiatisée par le langage, projet de l'image, il n'est pas extensible aux stratagèmes qu'on y projette, concret de l'image, il n'est pas réductible aux politiques qui l'insèrent en société et le mettent historiquement en perspective. Il est ce qui ressortit spécifiquement au trajet de l'image appréhendée en tant qu'ouvrage. Mais ce trajet de l'ouvrage ne coïncide pas avec l'objet du message: l'art produit du mythe plus que le mythe transcrit.

 

 

Il ne sera pas question ici de ce regard par la technique: son importance exige une étude séparée, ni pour la même raison, d'un regard biaisé refoulant le voulu, voulant "le" refouler selon des variantes alliant l'occultation d'une partie du champ visuel au masquage allégorique du projet ("L'élan vital" d'Eric Dietman serait à cet égard exemplaire, qui fait d'une tête d'élan l'allégorie du sexe, à ceci près que la facétie y remplace avec le bénéfice de la légitimation la duperie ordinaire du discours, de même que "Heu..j'espère que l'odeur de la pipe ne vous dérange pas" de Bernard Basile). Les mots d'esprit au sens freudien et lacanien déterminent nettement certaines productions, de "LHOOQ" jusqu'à "L'oeil du maître" de Max de Larminat qui font de "l'irréférence" le principe même de l'histoire de l'art. Les moules de Marcel Broodthaers sont là pour indiquer une part productive du jeu de mots qui organise un rapport réflexif à l'oeuvre mettant l'affectivité et la subjectivité à distance. Autrement dit, nombre de productions font de l'esprit par jeux de mots sans que le rapport au langage soit privilégié. On ne saurait trop insister sur un implicite du langage qui, pour avoir été confondu dans "l'inconscient" freudien, "le symbole" lacanien, "la sémanalyse" de Kristeva avec celui du désir s'acculturant, paraît sans conséquence quant à la raison de penser, c'est-à-dire de poser telle réalité plutôt que telle autre, de concevoir tel objet plutôt que tel autre.

 

 

Ce qui nous occupe ici c'est une incidence du langage qui se manifeste de deux façons:

- lorsqu'il ne fait pas l'objet du travail et s'insinue dans le rapport à toute chose, y compris l' oeuvre d'art ; la question en cause est alors de savoir si les mots invisibles dans l'art, par extrapolation des "mots dans la peinture" (Michel Butor) ne sont pas d'autant plus opérants que leur présence est discrète. Ils ne formeraient un écran isolable que si le langage n'accompagnait pas, quand il paraît aveuglant, toutes nos tentatives pour se départir de lui-même , dans un rapport aux choses perceptif impossible à tenir et malgré cela toujours tenté et si dans cet effort les mots n'apportaient contradictoirement une certaine voyance;

- lorsqu'il est pris en compte explicitement pour organiser l'oeuvre en sa visée, ce qui correspond non seulement à une partie de l'art conceptuel mais encore à nombre de productions tenues comme "figuratives", la fonction de voyance du langage prenant alors le pas sur la réalité de son aveuglement. Ce qui se manifeste par les mots d'esprit ne ressortit pas au langage mais mise à profit pour ne pas dire tout en le disant quand même, l'organisation du langage s'y retrouve et légitime qu'on revienne sur les allégories qui viennent d'être citées.

 

Qu'il s'agisse de déplorer "l'intellectualisation" allant à l'encontre d'un rapport de "découverte" ou de souhaiter la démultiplication des réalités par l'exercice du signe, le langage est toujours là qui conceptualise le regard ou le déporte par un jeu de signification du côté du vide structural.

 

32- LA PROJECTION ANTHROPOLOGIQUE

 

Projet qui dépasse largement le cadre de cet article, il s'agirait de cerner la prégnance de la représentation à travers la dialectique du signe et du symbole, à travers toutes les composantes du tétramorphisme impliqué: pôles, faces, axes et leur projectivité réciproque, en tenant compte du fait qu'elles n'informent que le contenu de l'art. Il sera ici question de la projection des pôles du signe, signification et désignation.

 

Signification et désignation

 

Pour l'appréhension de ce processus il faut se reporter à l'ouvrage de Jean Gagnepain, "Du vouloir dire" ; disons brièvement que médiatisant le symbole, l'analyse du langage oscille entre la prégnance des mots ou signification et celle des choses à dire ou désignation.
Appréhender la part de la signification dans l'art de la représentation en l'opposant à la pratique de la désignation c'est y voir le retour de la pensée sur elle-même, sur les conditions de ses possibilités représentatives, dialectiquement, un moment d'analyse désinvestie du réel et nié chaque fois qu'un objet est à dire.
Les trois temps sont à réaffirmer d'une dialectique qui intègre le processus naturel de sériation du symbole, ils rendent impérieuse la distinction de celui-ci du signe servi à toutes les sauces (à commencer pour une cause dite "sémiologique" perdue d'avance ). Souscrire sinon à la rupture nature/culture posée par le structuralisme de Claude Lévi-Straus du moins à la dialectique qui les articule, emporte pour conséquence au plan du langage la constitution du signe par contestation du symbole. Autrement dit, par le signe, le sens du symbole comme son indice sont dissociés pour une double analyse de chacun, la réalité clinique des aphasiques de Broca et de Wernike en atteste. Les deux autres temps de la dialectique, de signification et de désignation correspondent aux deux pôles du signe appréhendé comme processus non comme positivité; c'est ainsi marquer l'impropriété du langage "pour dire le monde" et sa disponibilité "pour le causer". En somme le langage est toujours là, dans notre perception, qui fait exister le réel sur un mode spécifique de contestation du sensible, de sa constitution en objet et en symbole qui s'en empare.
Les deux pôles en question par le signe en font sa transparence et son opacité: si Mel Bochner a pu écrire en 1970, "language is not transparent", c'est en réaction contre une appréhension courante des choses par trop réaliste où "la chaise" semble être la chaise dont on parle par transparence conceptuelle.

 

33- L'AVEUGLEMENT de la désignation DEVANT L'ART

 

 

l faut revenir à cette anecdote du fagot racontée par Cézanne qui repère chez le réaliste Courbet une tension entre ce qu'il perçoit du monde et ce qu'il en sait. La problématique de l'objet perçu et conçu y est sous-jacente. Les projets de peindre un objet visuel pour son apport formel à l'espace plastique en train de se faire et de le dépeindre pour qu'il soit désignable n'aboutissent pas à la même forme.

Mais le désignable ne se sépare pas du sensible, (ni de l'imaginaire) ; Michel Butor le dit lui-même: "nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n'est jamais pure vision...(notre regard est) tout entouré, tout imprégné par un halo de commentaires". Tout le problème est d'amener à distinguer les moments où la représentation, médiatisée ou non par le langage, fait glisser la vision vers un espace extérieur à l'oeuvre de ceux où l'activité plastique s'exerce dans une indépendance qui frise l'autonomie posée de son organisation. Cette position rejoint en ce sens celle de Françoise Armangaud. Toutefois, cela suppose qu'on puisse se départir de l'incidence du langage, or les expérimentations cliniques tendent à démontrer une impossibilité de langage en cas d'agnosie c'est-à-dire lorsque la Gestalt de l'objet fait défaut, alors même que la capacité grammaticale est entière: ce qui tend à prouver que la désignation ne peut se passer de l'organisation naturelle des sensations en objet, qu'elle nie la signification en raison du retour dialectique de l'objet par la chose à dire.

Ce que postule nouvellement la théorie anthropobiologique qu'ambitionne les cliniciens de l'UFR du Langage de Rennes 2 c'est que la formation de l'objet s'inscrit dans une dialectique: la forme n'apparaît comme agrégat et ségrégat, en tant que forme séparée d'un fond, qu'à condition d'être niée aussitôt pour réapparaître en son réaménagement structural.

L'évolution récente de l'aphasiologie clinique va dans ce sens et tend à montrer une certaine interdépendance entre le percept et le concept au point que l'agnosique privé de l'objet vu non seulement n'a plus rien à dire scientifiquement, - ce qui se conçoit logiquement puisqu'il perd la référence monosémique aux choses - mais aussi mythiquement, ce qui implique que le langage par lui-même ne lui fournit pas l'objet dont il est gnosiquement privé. Alors qu'on pourrait s'attendre à une parole vouée à l'enfermement polysémique, c'est plutôt à une positivité complète du monde, par une immédiateté de celui-ci, qu'il est "trop" ouvert, l'écart entre 1es choses à dire et 1es mots pour les dire n'étant plus, faute de voir les choses comme objets. Ainsi que l'annonce M.C. Le Bot, sauf pathologiquement, "il y a toujours quelque chose à dire dans le sens où 1e dit est inséparable de l'objet vu ou, plus généralement, senti. En somme, c'est ici une vérification clinique des trois temps de la dialectique avec la réaffirmation de l'importance du premier, naturel, et de son lien avec le jeu bipolaire et contradictoire de signification et de désignation constitutif du signe. Au bout du compte, c'est la rupture nature / culture qui est à repenser, en l'occurrence l'opposition objet vu / objet conçu, en posant, à titre d'hypothèse, que l'objet vu est d'emblée conçu.

 

 

En regard de ces investigations théoriques et cliniques, le plasticien pourrait bien apparaître comme le chercheur d'une impossible "gnosie", d'une pure sensation, traquant le langage comme un écran, une grille gênante qui le prive d'un rapport immédiat aux choses. Ce serait à la condition d'occulter la manipulation qui fait exister des formes et pas seulement des objets. L'aveuglement devant l'art est à comprendre dès lors comme l'effet du privilège conventionnel du langage impliquant le repli frileux et obstiné du plasticien sur le sensible. A l'opposé de cette position rappelons l'émergence d'une attention aux phénomènes de perturbation d'un réel distinct et différencié, bref à tous les cas où le visible tend à se dédifférencier: l'intérêt de Turner pour les tempêtes, le brouillard, la lumière aveuglante, celui de Constable pour les nuages, de Chardin, Soutine et Rembrand pour les entrailles, de Gauguin et Matisse pour les brillances, des futuristes pour le mouvement. Ces visions vont à l'encontre du lisible par les faits que leur pratique met en oeuvre qui s'accordent à ces motifs gestuels laissés à leur confusion perceptuelle.

Plus généralement, s'agissant de transcrire le rapport au visible, on sait que 1e choix du point de vue et l'installation de la chose en fonction de la visibilité des critères de désignation (un sac en tant que chose peut être vu sous un angle particulier où la poignée n'apparaît pas, ni son ouverture, de sorte qu'il n'est pas reconnaissable; il est une forme-objet parce qu'il n'est pas désignable autrement que dans le rapport à la plastique où la forme est faite d'elle-même avant de renvoyer à l'objet réel. Serait-il vu avec sa poignée et son ouverture, qu'il pourrait être définissable par un mot qui 1e rendrait catégoriquement identique à tous les autres sacs, déterminant dans le même temps l'oubli de sa forme spécifique) n'est pas le seul réaménagement induit par un tel rapport, conceptualisant sinon "conceptuel".

La question de la déformation rend compte à cet égard de deux raisons opposées: on peut rapporter le même effet à des causes distinctes qui opposent la représentation à la manipulation. Ainsi la forme résulte d'une vision qui réaménage spontanément l'apparence en fonction de sa désignation jugée nécessaire ou de auto référence de la peinture à l'espace peint. C'est en sachant que le cylindre se définit comme volume à section circulaire que face à telle boîte cylindrique à dessiner en perspective l'ellipse n'est pas vue; et pourtant, c'est en se fondant sur la raison plastique qu'Albert Gleizes a situé les déformations de Cézanne, non sur la base de la dissociation "objet perçu / objet conçu" que le peintre en question invoquait lui-même. L'opposition souvent faite entre le cubisme "intellectuel" de Juan Gris et celui de Picasso vu "dans la lumière" tend à mettre en évidence que les deux raisons sont à l'oeuvre et dans leurs visées contradictoires.

 

 

L'isolation des formes est un autre effet, noté souvent comme une caractéristique des dessins d'enfants, qui relève de cette catégorisation projetée sur le réel qui en fait une réalité de langage: c'est ainsi que sur tel dessin la tête apparaît détachée du buste et du cou et que les articulations font partout problème faute de mot pour les dire, que sur tel autre l'arbre est traité sur le modèle du pot de fleur où précisément la chose divisée entre le pot et les fleurs coïncide avec la dualité du lexique disponible. Il faut toute la stratégie de "l'enseignant" (peut-on encore parler d'enseignement lorsqu'il s'agit, à l'inverse d'une mise en signe, de s'en départir? La diversification du vocabulaire n'est qu'un pis-aller, la manipulation permettant seule à la forme d'exister indépendamment de l'objet de référence) faisant observer "le jeu des ombres et des lumières", la fonction de plein et de lumière attribuable au blanc de la feuille pour qu'advienne un rapport à la réalité substituant la dualité forme / contreforme aux inconciliables "forme / fond". Il a contre lui non seulement toute une culture qui a privilégié le langage et des manifestations notoires de l'art lui-même se limitant à l'imagerie.

Le rapport à "la couleur locale" est à cet égard exemplaire: la loi de représentativité imposée au peintre d'avant l'impressionnisme comportait entre autres obligations celle du respect d'un ton considéré comme inhérent à la chose quelle qu'en soient ses variations par l'effet de l'ombre et la lumière. La couleur étant ainsi l''indicateur garant de l'identité rhétorique de l'objet, elle ne pouvait être qu'invisible puisque seulement concevable à travers ce qui était alors tenu pour parasite: reflet, ombre et brillance, couleur de l'éclairage. D'où la tradition scolaire récalcitrante de peindre en brun la terre et les troncs d'arbre, en noir les toits d'ardoise (en Bretagne), en bleu la mer, en vert l'herbe et le feuillage, etc... en somme de dépeindre un objet su et non vu.

Il fallu le singulier détachement de Claude Monet par rapport au langage pour voir le ciel "se refléter" dans l'ombre et réaliser que le noir n'y était pas visuellement et inversement l'attachement de Wittgenstein à déceler les culs-de-sacs du langage dans le rapport aux couleurs à désigner pour concevoir qu'elles relevaient d'un autre mode de rationalité. Le noir n'étant plus noir, mais gris ou même blanc, ils nous mettaient en mesure d'apprécier des rythmes qui jusqu'à la série des noirs de Pierre Soulages n'avaient pas d'existence sinon comme parasites, tant les reflets sur la peinture étaient occultée par une appréhension conceptuelle de la couleur. Ils permettaient également l'instauration d'une oeuvre qui intègre, en les captant optiquement, l'espace et le mouvement du spectateur modulé par la brillance et la matité de la pâte.

Non seulement les quantités, mais les qualités sensibles sont réaménagées par le langage. La description de l'arc-en-ciel par Rivarol au 18ème siècle montre l'embarras du puriste de la rhétorique pour désigner les nuances du spectre et dit clairement qu'il ne voit que la projection des mots dont il dispose: "les couleurs du prisme ...pleines et certaines dans leur milieu, sont toujours un peu équivoques dans les limites où elles se touchent et se confondent." Ce qui paraît rétrospectivement cocasse, comme le nombre "sept" des couleurs de l'arc-en-ciel, est toujours d'actualité puisqu'on ne manque pas de voir des frontières là où physiquement c'est d'un continuum qu'il s'agit. Reste il est vrai la question de savoir si la Gestalt n'est pas aussi en cause en même temps que le concept. Et de surcroît, à cette médiation du langage s'ajoute celle de l'activité qui fait qu'on ne voit que les couleurs que nous pouvons produire techniquement.

 

Le rétrécissement monosémique: la négation de l'objet perçu: le refus de voir "orange"

 

La modalité scientifique de la désignation restreint aux radiations de 6290 Å l'application du qualificatif "orange". Le sulfure de mercure s'en approche mais sans émettre de radiations monochromatiques, par un faisceau de différentes fréquences.

Ne montrer que ce que le titre énonce

 

Le mot désignant le réel est en même temps un masque: aussi monosémique soit-il, son impropriété n'est pas totalement réductible. Entre les mots et les choses il y a le langage qui forme des objets en apportant un sens qui ne "colle" pas à la chose.Ne montrer que ce que le titre énonce

Le mot désignant le réel est en même temps un masque: aussi monosémique soit-il, son impropriété n'est pas totalement réductible. Entre les mots et les choses il y a le langage qui forme des objets en apportant un sens qui ne "colle" pas à la chose.

Peut-être pour conjurer les effets de sens tous azimuts, tels qu'ils sont comiquement mis en scène par Alphonse Allais, et sans doute pour expérimenter ce que Jean Gagnepain appelle la science, Bernar Venet nous présente le processus de désignation tendant à la monosémie. Ce faisant, par la réduction radicale de l'impropriété il en arrive à l'artificialisation du nombre, ne montrant que du chiffre et sa représentation graphique. Un tel rétrécissement du champ lui est imposé par son parti pris de montrer ce que le langage énonce et de ne montrer que cela.

Ce qui fait l'intérêt de son travail c'est précisément la bipolarité d'une pratique entre une position initiale qui consistait à prendre la formule de Kosuth au pied de la lettre, à savoir: "l'art est la définition de l'art", aboutissant à la tautologie de la redondance entre le titre et l'objet désigné, et le basculement en 1983 dans une production qui teste les limites de la détermination d'un objet. Ces deux attitudes reviennent depuis en balancement; l'une affichant l'adhésion à une monosémie impossible parce qu'elle suppose de la part du spectateur qu'il s'en tienne au seul code monosémique des mathématiques, l'autre attribuant au spectateur une certaine marge d'interprétation qui ne fait pas disparaître l'objet. Le parallèle avec le langage a pu servir bien que la théorie de référence confonde allègrement l'image avec le signe en parlant notamment de "polysémie de l'image" (Cf. Jacques Bertin cité par Bernar Venet). La "monosémie" visée présuppose le positivisme d'une adéquation totale du mot à la chose et exclut le spectateur nanti d'un autre code ; dans ces conditions, la première position était intenable: le cercle des spectateurs risquant de se réduire à un seul quidam. La série des productions indéterminées ou aléatoires ne sont telles que par absence de nombre ou de figure géométrique simple de référence, en somme c'est précisément la période antérieure qui hante ses productions et les détermine encore malgré lui, avec cette fois une incomplétude qui en appelle au spectateur.
Il fallu le singulier détachement de Claude Monet par rapport au langage pour voir le ciel "se refléter" dans l'ombre 32 et réaliser que le noir n'y était pas visuellement et inversement l'attachement de Wittgenstein à déceler 1es culs-de-sacs du langage dans le rapport aux couleurs à désigner pour concevoir qu'elles relevaient d'un autre mode de rationalité. Le noir n'étant plus noir, mais gris ou même blanc, ils nous mettaient en mesure d'apprécier des rythmes qui jusqu'à la série des noirs de Pierre Soulages n'avaient pas d'existence sinon comme parasites, tant les reflets sur la peinture étaient occultée par une appréhension conceptuelle de la couleur. Ils permettaient également l'instauration d'une oeuvre qui intègre, en les captant optiquement, l'espace et le mouvement du spectateur modulé par la brillance et la matité de la pâte.

 

 

Le titre n'est pas le seul lieu où une désignation intervient,

à commencer par l'allégorie qui rend visible l'invisible, telle "la peinture personnifiée" décrite par Ceasare Ripa. Il faudrait convoquer ici, à l'inverse de l'isomorphisme permettant d'associer par le rythme des objets différents, les manifestations diverses de l'objet polymorphe à commencer par le cubisme où l'objet conçu, en même temps que la plastique assure l'intégration des fragments de champs visuels, puis les pratiques de Valerio Adami, de Jan Voss jouant sur les abords d'un sens extrapolé par le spectateur à qui il n'est offert que des commencements de forme, celles du rébus (François Boisrond, Penck, Hervé Télémaque ) dont le rébus à transfert des hiéroglyphes et de l'écriture aztèque ou le sémiogramme qu'on peut déceler dans cet assemblage de Martial Raysse qui montre la difficile constitution de l'unité de l'être sinon sa multiplicité à travers un format éclaté, reprise réactualisée de "l'évidence éternelle", nu soumis à la fragmentation magrittienne allégorie de l'unité impossible qu'on peut encore appréhender dans l'oeuvre d'Alocco, notamment par son "Adam et Eve" sur 1e mode de la complémentarité, dans celle de David Hockney lorsque le polaroïd dicte une vision fragmentée du portraituré.

En tant qu'il désigne non seulement la technicisation explicite du gramme mais l'incidence implicite du langage sur la technique de représentation, 1e pictogramme n'est donc pas cette forme limitée du stéréotype. Il est en quelque sorte dilué dans l'espace plastique, coexistant avec l'icône et l'indication mais opère une négation du réel pour le soumettre à l'idée qui résulte de la signification des termes employés: désignation mythique, c'est sur cette base qu'Alphonse Allais montra que la pensée se passe facilement de l'image matérielle. Il fit ainsi dire n'importe quoi à une série de monochromes: ainsi, une surface rouge pour une récolte de tomates par des cardinaux apoplectiques, etc... Dans la mesure où il les élabora pour mettre en évidence ce fait de l'inefficacité de la technique au regard du percept à transcrire et cependant son efficacité suffisante pour produire un objet conceptuel, on peut dire qu'il s'agit là non d'une projection des mots mais de grammes constituant une artificialisation effective de la représentation en cause.

 

 

Du mythe par "l'écriture de la science"

Bien que le chiffre soit "l'écriture de la science" , il s'en faut de beaucoup pour que les mathématiques ne servent pas le mythe au sens où l'entend "la médiation" de réaménagement du monde en fonction des mots qu'on a pour le dire. Le haut rendement du nombre en art, et particulièrement de la "section d'or" a fait voir des unités là où techniquement il n'y en avait pas toujours: d'où le recours aux proportions, c'est-à-dire à une division de l'espace de l'ouvrage qui n'est plastique que dans la mesure où elle est rapportée à lui-même et non à un ordre extérieur qui métaphysiquement s'imposerait. En ne considérant de la réalité que l'apparence du nombre, l'invisible de la pensée quantitative rendu visible, il n'est pas certain qu'on rejoigne à coup sûr l'ordre des choses. Celui, désinvesti, des nombres que des chiffres trahissent encore, a fondé bien des architectures s'inscrivant d'abord dans des "tracés régulateurs" qui ne sont ergologiquement que les facilités de l'outil.

Dans ces conditions, les entreprises contemporaines qui font valoir le nombre relativement à l'arbitraire de la personne soulignent en même temps que l'absence de prétention d'explication holistique par les "lois des nombres", la contingence refusée de l'être: Jean-Pierre Bertrand, "les 54 jours de Robinson Crusoë" (1974), le livre de Defoe 54 fois ouvert, 54 phrases extraites, la visite guidée de Lyon par le chiffre trois montrée en trois triptyques par Victor Burgin (1980), la progression inéluctable vers le blanchiment des cheveux montrée par le blanchissement des chiffres de Roman Opalka, Peter Greenaway et son Prospero qui apporte 24 livres sur son île car le cinéma c'est 24 images par seconde, et Morellet qui "n'a pas d'idée", la logique des nombres étant seule déterminante, Douglas Huebler choisissant pour des envois postaux les villes situées sur le 42ème parallèle (1968). On pressent la part de la technique dans ces représentations produites sur la base du chiffre: le livre, le cinéma, la photo, la cartographie, le paysage sont là pour remplir le vide structurel du nombre mythiquement réinvesti. Mais "les machines invisibles dans l'art" est une autre étude.

Dans l'entreprise de Victor Burgin de nouer le texte à la prise de vue, il est à noter le recours au nombre comme mode interprétatif induisant l'oeuvre elle-même, particulièrement dans le rapport à "Lyon 1980, le second des trois triptyques". Le rôle du chiffre trois est patent: il fait voir et il fait faire. Bien que soit en cause une visée sémantique et non plus esthétique, il faut rappeler le haut rendement du nombre d'or qui mesurait et définissait l'espace et n'en a pas fini, sur un mode plus relatif que, naguère, l'observance de la règle d'harmonie.

L'oeuvre citée montre trois panneaux et son titre les insère dans un ensemble plus vaste d'une série de trois triptyques. Chacun des panneaux est lui-même organisé sur la base récurrente du chiffre trois: espace de l'ancien et du moderne séparés par un lieu de passage, espace extérieur et intérieur réunis par une vitre où l'extérieur se reflète, texte divisé en trois paragraphes. Le thème procède également de la projection d'un triangle freudien (sinon oedipien: la mère, le père-amant et sa fille) qui pose trois femmes en une: elle-même, sa mère et l'enfant qu'elle fût. S'en suit une multiplication-prolifération de triangles:

 

 

- on retrouve en effet sur le panneau-photo de gauche la division de Lyon en trois parties et en trois époques (le Lyon moderne à la Part-Dieu, le vieux quartier St Georges, et le Lyon gallo-romain)

- trois thèmes se retrouvent à travers les trois triptyques: l'histoire d'une jeune femme, son interprétation freudienne, et l'histoire de Lyon

- les photographies sont hantées de triangles. Dans le premier triptyque, la statue d'un poète lyonnais avec sa muse s'inscrit dans une forme triangulaire, divisant elle-même la photo en trois parties. Et, nous dit Burgin lui-même, "la muse en question constitue une relation triangulaire avec les deux femmes de l'autre photo qui portent presque le même vêtement." Dans le second triptyque les deux femmes situées de part et d'autre d'une sculpture triangulaire ont chacune d' elles une configuration triangulaire.

L'importance du nombre trois dans le travail de Burgin n'est pas limitée à cette pièce; antérieurement "Sensations", 1975, est fait de trois images en fonctionnement dialectique et postérieurement, la série "Danaides/Dames" comporte encore plusieurs triangles, du delta grec au triangle biais en passant par le triangle sexuel féminin déplacé et montré dans l'écartement des jambes, et l'inscription triangulaire de la vague de Hokusaï, tous métaphores d'un éternel recommencement illusionniste.

 

La projection de l'analyse quantitative et qualitative

 

Une telle réitération du nombre trois monte en épingle un effet de mythe puisqu'alors c'est le chiffre immuable qui fait exister un certain nombre de réalités en les mettant en relation. Cet effet de sens qui résulte, dans le rapport au signe, de l'hypostase du principe d'analyse quantitative ou générative, se dissocie d'une primauté mythique accordée au principe d'analyse qualitative ou taxinomique.

Pour exemplariser le processus, on peut invoquer la plastique sérielle qui promeut systématiquement la différence, limitant le spectacle aux variations de l'identique. P.Klee, par son oeuvre souvent répétitive fournit maintes références; par delà les mots visibles dans sa peinture, tels qu'en présente "Einst dem Grau der Nacht enttaucht...", il y a ce principe de différenciation d'une case à l'autre qui fonde le rythme proposé. Son travail de transcription d'un de ses poèmes apparaît comme un cryptage particulier du lisible puisque les unités des mots et leurs lettres encore là se trouvent intégrées à leurs intervalles traités de la même façon, par une chromatisation qui déporte l'attention vers un mode de division colorée des surfaces: il s'agit de produire un autre visible en élaborant systématiquement de l'illisible, en prenant la lettre selon un autre mode d'emploi coexistant avec l'utilisation conventionnelle (on peut rapprocher cette pratique de Paul Klee des "désécritures" de Tania Mouraud (cf. Kanal n°2)

Le réaménagement de la réalité visuelle apparaît d'autant plus fortement que la pratique en cause a pour visée de ne pas rompre avec la lecture: sous la vision chromatique qui s'impose, les mots demeurent visibles. C'est une option inverse (puisqu'il ne s'agit plus de rendre à la perception des apparences conceptuelles) qui conduit John Baldessari à conceptualiser des apparences photographiques et perceptuelles en confrontant des prises de vue. De cette façon, il offre aussi bien l'exemple d'une série ("Space between", 1989) que d'une suite, telle cette double suite présentée en correspondance où deux fragments voisinent ensuite avec deux totalités (Série Réparation / retouche: une parabole de la totalité (assiette et homme soutenu par des béquilles, 1976).

A noter que les exemples choisis pour cristalliser la productivité mythique de l'analyse tant quantitative que qualitative peuvent être aussi considérés à la lumière de la similarité et de la complémentarité puisque l'analyse quantitative intègre de l'identité partielle et l'analyse qualitative de l'unité partielle.

 

Sous la coiffure poétique, la plastique

 

Le projet de mettre en évidence les mots invisibles dans l'art selon une incidence poétique nous éloigne pour un temps du lettrisme et de la poésie concrète. C'est que le sens du langage est ici en cause sémiographiquement en relation avec des formes et non phonographiquement avec le son du langage qui hormis la lettre et le rébus à transfert n'est pas cité à paraître (bien que dans la désignation, la phonétique ait cependant sa part). C'est faute d'avoir spécifier le plan de l'art dans son organisation autonome qu'on commet bien souvent le raccourci d'ériger la matérialité des formes au titre de signifiant (réduisant du même coup à l'indice la double analyse du son du langage). Qu'un objet visuel s'interprète comme objet sonore ne justifie pas le terme de signifiant pas plus que l'objet sonore auquel il renvoie n'est signifié. La difficulté an cause réside en premier dans le télescopage hâtif de la représentation et de la manipulation, et secondairement dans la distinction entre un imaginaire (qui évide le objet visuel pour le sérier à d'autres objets, du coup, imaginés) et la formalisation propre au langage.

La confusion qui en résulte entre poésie et plastique, sans doute justifiée par un processus commun auto référence, n'est pas sans conséquence sur le rapport à l'oeuvre, parce que se tenir dans le langage c'est toujours déjà être au-dehors.

Si la poésie se définit dans le rapport au message, la plastique procède d'un rapport à l'ouvrage. Le poème étant souvent écrit, on impute abusivement la totalité de sa forme à la poésie. En tant que produit d'une activité, maints effets sont à rapporter à l'espace technique de l'écriture en cause, qu'il s'agisse du dispositif de linéarisation ou de l'ordinateur. Que le poème se spatialise et qu'inversement le tableau se réfère explicitement au langage, ce mélange des genres n'entame pas la question de savoir comment la poésie se manifeste spécifiquement en art .. (à suivre)

La plastique, quant à elle, réaménage dans l'isomorphisme la synergie rendant semblables, par leur registre de forme, des objets différents à l'inverse d'une approche langagière, dont relève la poésie, qui, sur le plan de l'art, identifie thèmatiquement des façons de faire différentes ou oppose des pratiques techniquement semblables en raison d'un rapport phonétique et sémantique de consonance ou de contraste entre les termes de la désignation.

 

La formalisation des effets de sens

Dans la mesure où on ne cesse d'analyser le dit par référence à la capacité grammaticale dont on dispose, le message comporte la négation de son objet. La projection de notre taxinomie et générativité se donne à voir ainsi à travers les dites "figures de rhétorique" qu'on repère, imagées discrètement dans une déïctique par ailleurs largement iconique. Ainsi la syllepse, l'antanaclase ne font que redire la polysémie en l'exploitant dans le message. De même l'hypallage est la négation de la séparation des mots . On confrontera utilement l'analyse de Jean Gagnepain à la transposition offerte par Dominique Noguez dans l'analyse des dessins dits d'humour. Précisons d'ors et déjà que le langage a la part belle et que le sens produit est occulté par une formalisation des effets de sens où celui du langage n'apparaît pas clairement. Le recours aux figures de la rhétorique telles que Pierre Fontanier les a systématisées, loin d'expliciter les processus en cause dans une production déictique, projette mythiquement des concepts qui ne formalisent que les effets d'une modalité rationnelle qui n'est pas spécifiquement en cause. Le mythe en l'occurrence réside dans une désignation infléchie (le dessiné étant vite confondu avec l'objet dessiné, au détriment du dessin) par un modèle d'analyse extérieur d'une pratique qui a sa propre organisation. Pour ce qui concerne le dessin et particulièrement le dessin d'humour, c'est la magie alors, (en tant que pouvoir du dessinateur sur la réalité qu'il réaménage par le dessin) articulée à une ergologie, qui pourrait trouver ses ressorts dans un isomorphisme doublé d'une mise à plat du réel.

 

4- LA VOYANCE DE LA SIGNIFICATION

 

 

A l'encontre d'un réalisme visuel qui confond la chose et l'objet désigné, la signification instaure des relations de différences et de similarités, de nombres et de complémentarités qui font voir autrement, mettant en rapport des objets différents et distincts. Cette vision autre est à redécouvrir pour trois raisons:

- pour celle qui vient d'être dite à savoir que le sens du langage n'est pas le sens;

- pour l'avoir appréhendée hâtivement une première fois sur le seul mode de la dénonciation anti-intellectuatiste alors même que nous ne cessons d'y recourir dans le dessin. Il faut signaler l'antique confusion entre "désigner" et "dessiner" résultant sémiologiquement du latin "designare". Dans le dessin représentatif visant à montrer les contours des formes-objets, les traits n'ont pas de fonction iconique en eux-mêmes, ils montrent une frontière invisible dont la Gestalt ne saurait à elle seule rendre compte. Le fait de disposer d'un vocabulaire plus ou moins étendu fait voir plus ou moins d'objets, on s'en aperçoit non seulement face à un édifice architectural, un moteur ou un ordinateur, mais aussi lorsqu'il s'agit pour quelqu'un de reproduire des formes correspondant à des objets qu'il ignore. Plus le visible est perceptuellement diversifié plus il y aura alors de risques de réinterprétation, le processus mythique ne manquant pas de donner sens jusqu'au contresens à la matérialité qui initialement n'en était pas dotée. Les configurations qui dans l'image renvoient aux choses désignées ne sauraient être confondues avec le sens des mots qui la désignent une fois terminée;

- parce qu'on s'y intéresse aussi au titre des mots d'esprit ce qui est une autre question.

 

41- La polysémie et le mythe

 

 

Il n'y a pas que les shifters à n'avoir pas de sens en dehors de la conjoncture de désignation, tous les mots sont impropres pour dire ceci et non cela, ceci sans dire cela, parce qu'ils renvoient à ceci ou cela, à ceci et cela.

L'opacité implicite de référence donna lieu en 1965, soit quatre ans avant son manifeste "Art after philosophy" , à un jeu de mots et de choses maintenant associé à la célébrité de J. Kosuth. "One and three chaire". Lorsque je suis placé devant une photographie d'une chaise, une chaise réelle et un "blow up" (agrandissement) extrait du dictionnaire définissant le mot chaise, je peux parler de "la chaise" en désignant une identité par delà sa présentation et représentation. Si je m'en tiens au fragment "chair", sa lecture implique une catégorie du langage qui ignore la particularité de chacune des trois chaises telles qu'elles apparaissent, c'est-à-dire ancrées dans la spécificité de la photographie, la tangibilité du bois et du meuble utilisable, l'abstraction d'une écriture dactylographique. Il y a bien ainsi réitérée l'affirmation que "l'art est la définition de l'art" puisque sont globalement présentées les conditions conceptuelles, langagières de la perception d'un objet d'art. Il y a surtout manifesté l'impuissance du mot, sa fonction réductrice dans le rapport à l'objet vu, autrement dit son impropriété fondamentale qui fait parler de "catachrèse": "la chaise" n'est pas la chaise" dit le glossologue à titre d'exemple. Il s'en faut encore beaucoup qu'elle soit déconstruite bien que la profusion des chaises en art aide à circonscrire et à différencier maints rapports à la chose "chaise". En l'occurrence, par le titre, il ne s'agit pas de "chaise" génériquement définie comme dans la définition qui en est donnée, mais d'une chaise comptée, ce que l'anglais saisi structurellement ("one" s'opposant à "a"), ce que le français sémiologiquement confond dans "une", la quantité et la qualité interchangeable. Dira-t-on que "one" renvoie à la chaise pour s'asseoir? C'est à la condition de ne pas admettre les représentations par l'image et par l'écriture comme des chaises, ce qui nous situe dans la banalité du rapport déïctique Désigner maintenant trois chaises semble incompatible avec le fait de n'en désigner qu'une. Pourtant Joseph Kosuth n'a pas écrit "or" mais "and"; il indique par là que trois et un sont compossibles dialectiquement bien que logiquement contradictoires.

En somme il est ainsi montré et désigné, le désinvestissment du langage par rapport au monde à désigner, sa pure signification, non son "opacité" métaphorique en alternance avec la "transparence" ordinaire du message, mais son vide grammatical. Et en même temps si l'art aussi est disponible pour tout dire par l'écrit, le sens produit montre que l'art transforme et dit plus que le dit autrement: chaque technique en apporte . La série des "zéro and not", plus récente, comme le blow up de la pierre de Rosette qui la fait retourner à son "opacité", nous maintiennent dans cette problématique, le rapport analytique à l'art n'étant encore qu'à son balbutiement.

 

 

S'il est possible de voir une brosse à dents aux deux sens de brosse pour les dents et avec des dents, face au "Sourire du critique" de Jasper Johns, c'est parce que le jeu polysémique sur le mot est élaboré dans l'image par l'identité partielle de la forme de la brosse avec celle de la denture qui peut ainsi s'y substituer. Le processus en cause relève de la condensation fondée dans une polyergie ou disponibilité de sens multiples et distinctes liés à une forme modelée ou moulée toujours décomposable, pluralité que l'image usuelle a en charge de lever. La mise en parallèle de cet exemple avec "La femme 100 têtes" de Max Ernst la série des "hybrides" de Magritte, "Le pain peint" de Man Ray et d'autres productions plus récentes comme "l'oeil du maître" de Max de Larminat ou "Sans toit ma maison est vide", "L'élan vital" d'Eric Dietman, permet de préciser le processus de signification en cause lié au titre en l'opposant au sens produit.

Le "pain peint" de Man Ray (Pain Peint, 1960/66, polyester, 75 cm de long, catal. Musée National d'Art Moderne, 1972) pourrait se passer du titre la redondance est factivement organisée par une "baguette" peinte en bleu. Entre le pôle de la signification grammaticale et celui de la désignation rhétorique, voici le cas d'une image qui offre du gramme. Elle ne représente aucun objet de la réalité extérieure, mais le concept même de la bipolarité du signe en montrant:

- l'invisible du vide sémantique structural par l'indifférenciation polysémique au sens strict puisque la sémiologie lexicale confond les trois sens de pin, peint et pain non marqués phonologiquement. Par cette énonciation en forme de répétition qui frise l'aphasique de Wernicke qui a perdu la capacité de choix entre les sèmes en séparant encore les mots., il n'y a que le dit à dire et l'on pourrait ajouter le "pain peint non pin" pour dire l'équivocité du lexème [pE˜];

- et cependant l'adéquation à désigner ce qui est peint que dit également le synonyme, "la baguette peinte".

Le réel est aussi rejoint par télescopage des deux techniques de la boulangerie et de la peinture. Mais on notera l'annulation du noyau verbal qui organise le retour à l'équivoque: le pain peut-il peindre ? (lecture schizophasique) en ce cas le peint est le pain, et logiquement le pain est peint, mais sémiologiquement aussi pain :le pain est pain.. A ce stade l'analyse n'a pas encore entamé le sens produit: le pain s'annule autrement par l'occultation par une couche de peinture de la texture de surface du pain. La peinture cache quelque chose alors qu'elle se doit de nous la présenter.. La couche de bleu nous prive de l'appétit alimentaire lié à la vision de la baguette pour ne présenter qu'une forme volumétrique. Toutefois, par le bleu, se montre techniquement la couleur opposée orangée de la baguette, complémentaire du bleu. On peut encore extrapoler sur la base de cette fabrication du mélange soustractif des couleurs que l'annulation de la distance entre le bleu et le orange alimentaire produit du gris, symbole d'une vie sans intérêt. Le sens produit pourrait être: la peinture doit sortir de l'espace établi du tableau pour rejoindre la vie, mais le sens inverse est aussi possible: repérer la distance entre l'art et la vie est une nécessité, l'art n'est pas la vie, le mélange des deux donne du gris. Mais il peut être également: la peinture envahit tout, elle impose sa présence impérialiste en tout bien que tout ne se donne pas à voir mais à goûter. La fabrication autorise toutes ces interprétations, le surréalisme les restreint au bouleversement d'une pratique conventionnelle.

 

 

Le travail de Klingelhöller notamment "La prairie rit ou le visage dans le mur" montre ce réaménagement du visuel qu'opère le langage dans le rapport au montré dès qu'il est désigné. Jusqu'où peut-on maintenir ce lien de désignation entre ce que le mot isole, extrait de l'espace et le mot lui-même? Magritte pionnier du genre traitait souvent la question sans ambage en coupant court à toute relation de désignation.
Les discours de Thomas Huber devant ses tableaux d'images présentés sur chevalet à des assemblées de spectateurs réactivent la problématique du dépeint par différence avec le peint, et le non-peint et donc la peinture conceptuelle de René Magritte .

 

42- Magritte, un initiateur

 

 

Soit deux images considérées successivement et séparément (si possible):

- "Sans titre", 1926 (la première pipe)

(Une de plus après les analyses de Michel Foucault)

Remarque: la première est exceptionnelle dans l'oeuvre de Magritte par sa facture qui fait place aux surfaces pâteuses. Deux formes sont isolables et isolées par un contraste de valeurs qui les "détache" (l'attache est donc présupposée) d'un fond brun (-tabac). Sous la forme de droite est écrit le mot "la pipe" (à noter le choix de l'article défini à valeur universelle); ce rapprochement du mot et de la forme fait indication: la zone claire du dessus se trouve désignée; c'est la forme d'une pipe. Du même coup la partie claire de gauche, n'étant pas désignable, devient zone amorphe, telle une carte de géographie dont les frontières ne miment aucune autre apparence. Quant à la forme dotée de la fonction de "pipe", son contour devient négligeable dès que la reconnaissance a eu lieu: l'apparence résultante met aussitôt fin à l'exploration. La partie gauche n'a pas la même réalité visuelle; le parcours du regard se prolonge faute d'exploitation glossologique de l'objet. Cette incertitude déteint sur l'appréhension de ce qui vient d'être défini comme signalisation de "pipe": ce n'est plus d'une pipe dont il est question mais de "la pipe", dans sa particularité. Or ce qui a valeur (sémantique) de pipe présente un bord irrégulier et une surface en "haute pâte" qui ne se laisse pas oublier. Si le rapport au référent "pipe" est remis en cause par la matérialité évidente (non réductible par évidement imaginatif ou glossologique) de la peinture-enduit, le rapport au concept de "la pipe" dans sa monosémie désignante n'est pas rompu: "la pipe" en question pourrait bien avoir comme particularités celles décrites ci-dessus: elle serait seulement peu "ergonomique". Toutefois, une autre interprétation est possible qui prolonge l'attention à l'espace présenté: et si "la pipe" en question était le mot écrit se trouvant non pas illustré mais indiqué par la forme de pipe elle-même. Une telle appréhension est d'ailleurs aisément visualisable par l'inversion de l'image qui place la forme de pipe en légende. Elle ferait écho au propos de Magritte:

Dans un tableau les mots sont de la même substance que les images

 

 

Et l'on découvrira du même coup que le mot est aussi pâteux et les lettres aussi irrégulières que les autres formes: visiblité que nous attache dans le fond, nous réattache à l'enduit.

- "Le coeur des sphinges", 1963 (une des dernières pipes)

Polyphonie du choeur, le découpage du monde par le son et le sens du langage rivalise avec l'informe du percept, à moins que ces fragments ne soient à rapporter au travail de production d'image, à commencer par sa fragmentation. Il ne s'agit pourtant pas tout à fait d'une image en papier déchiré: il faut bien admettre que le vague des contours doit autant à l'absence d'appellation qu'à un percept suspendu en attente d'un concept qui le nie. Ainsi la référence possible d'une des formes à une pipe la distingue de l'ensemble morcelé. De surcroît, il suffit d'inverser le haut et le bas pour éprouver l'effet intégratif de la reconnaissance-désignation: les fragments se soudent pour composer un visage avec une pipe, sauf un, marquant l'écart rédhibitoire du travail d'assemblage dans le rapport à la représentation. Nous sommes à la lisière de la manipulation (de feuilles de papier) et de la représentation (de la lisière d'une forêt).

La peinture de Magritte offre peu d'exemples de surfaces pâteuses, la période "vache" qui en fournit cependant quelques uns (auxquels s'ajoute la première pipe) s'inscrit dans une autre perspective de parodie d'un fauvisme expressionniste surajoutée à une visée principalement représentative. Dans la plupart de ses tableaux, la façon de faire n'est pas impliquée selon ce mode, c'est plutôt la planéité de l'image matérielle et son format qui se trouvent réinvestis dans la production en même temps que dans le rapport au monde. La conceptualisation de ce rapport ne s'arrête pas à la représentation médiatisée par le langage, elle porte aussi bien sur la part du travail. Voici, par exemple, "Le ciel meurtrier": quatre oiseaux sont représentés chacun dans un angle sur un champ limité quadrangulaire; un seul se détache partiellement d'un fond divisé en deux correspondant au ciel et à la terre. Les quatres oiseaux étant identiques, celui qui fait exception dans le rapport au fond peut apparaître ainsi comme antécédent narratif des trois autres saisis dans la durée à d'autres moments de la chute. Une telle interprétation s'arrête dès lors que l'on constate l'identité rigoureuse des quatres oiseaux: il ne s'agit donc pas de narrer une chute à la façon dont Albert Dürer représente la chute d'un des dix mille chrétiens ("Le martyre des dix mille chrétiens" ) qui dans le même espace est trois fois représenté dans des positions différentes. L'oiseau qu'on pourrait appréhender comme restitué en chute libre, n'est plus dans l'espace réel mais dans celui de l'image qui nous le montre quadruplé dans l'horreur d'un carnage, éternisé aussi du fait qu'il est fixé par la peinture. A la part du format dans ce symbole de l'intemporalité du désir tué s'ajoute celle de la planéité, redoublée sinon par une vue en coupe de la terre du moins par une paroi verticale.

Au total on ne peut nier dans le travail de Magritte la réalité d'une production imaginante. Ne pas réduire son oeuvre à une peinture de la pensée pour faire intervenir une pensée de la peinture est une condition d'accès à une déictique plastique qui réinvestit dans le thème une façon de faire. C'est dire aussi que le travail n'est pas à la remorque d'une représentation, qu'il est plus qu'une "aide technique" à la conceptualisation, il produit un sens spécifique, artificialisé.

 

43- L'art conceptuel

 

Art conceptuel et conceptualistes

 

On a vite fait de ranger dans "l'art conceptuel" toutes les disqualifications de la matérialité de l'oeuvre.

Le concept désignant la référence du mot à la chose à dire, si l'on s'en tient ici à l'invocation de pratiques qui relèvent principalement d'un rapport conceptuel à la réalité, l'éventail des pratiques qui répondent à l'appellation de "conceptuelles" se resserre. Dans ce sens stricte il ne serait notamment pas question des stratégies de l'absence de projet tirant leur force de la détermination rigoureuse d'un "programme" qui peut ou non emprunter une voie conceptuelle: Sol LeWitt, François Morellet, Daniel Buren, Claude Rutault, Dan Flavin. Si le symptôme est le non fait, encore faut-il distinguer entre les raisons qui y aboutissent: à l'arbitrarité de la personne en cause précédemment et à l'impropriété du signe ci-dessous, il faudrait ajouter le loisir de l'outil, et l'abstinence de la norme, la facilité technique comme la rigueur éthique pouvant encore nécessiter une pratique du vide.

Les promoteurs du vide du signe

 

Plus que l'invisible, c'est un certain vide qui se trouve mis en scène comme un fonctionnement "à vide" d'une capacité de penser faite de signification et de désignation, (Magritte, Joseph Kosuth, Bernar Venet, Victor Burgin, Shusaku Arakawa, Stephen James Kaltenbach, Alighiero e Boetti, Lawrence Weiner, Gloria Friedman, Thomas Huber) de classement et de dénombrement (compter: Sol LeWitt, Mario Merz, Pier Paolo Calzolari, Roman Opalka, On Kawara, Jean Pierre Bertrand - classer: Bernd et Hilla Becher, Magritte). La question n'est plus tant de savoir ce que l'on voit mais comment on voit par le langage.

 

L'amorphe, "l'informe"

Cette problématique de l'indétermination réactive rétrospectivement non seulement les deux pipes dont il était question plus haut mais les nombreuses oeuvres de la production de Magritte qui présentent des formes vagues, telles "les perfections célestes", 1930, "la lumière magique", 1928, "le musée d'une nuit", 1927. Celle-ci sollicite l'attention du décrypteur par une forme indésignable logée dans une case identique à celles où apparaissent / une main coupée de l'avant-bras, une pomme, et une feuille à tous telle qu'on peut en produire par pliage et découpage. Ces trois objets sont donc d'emblée reconnaissables et désignables de sorte que le regard s'en détourne rapidement pour se déporter vers le concret, l'objet indéterminé qui amène à parler de forme amorphe, autrement dit à poser spontanément une contradiction dans les termes. Voici donc une forme non référencée sur laquelle s'appesantit un regard qui ne manquera pas de trouver bientôt quelques références notamment dans les empreintes sexuelles de Duchamp ou plus rapidement dans une chaussure. Pourtant un écart subsiste qui empêche d'ancrer définitivement ces sens et incite à explorer davantage la forme en question. Au total, si l'on peut encore parler d'indétermination, c'est à la condition de s'en tenir à l'absence de mot disponible, au sens d'unité quantitative, (sinon ceux de forme, de bloc ou de masse qui n'indiquent aucun objet précis) qui fait qu'une forme innommable, mais non pas inqualifiable, semble ainsi moins bien définie. Il apparaît en effet qu'un espace est d'autant mieux vu dans son organisation interne qu'il offre moins de prises à une perspicacité décrypteuse de sens. Les espaces magrittiens sont énigmatiques, ils suscitent une attente de sens, mais nous entraînent dans un rapport aux conditions du regard. Ainsi, la feuille trouée qui occulte l'une des cases montre sa propre grille en surface, (grille métaphorique du langage, mais aussi opératoire, issue du pliage-découpage tendant à montrer qu'on ne voit que les formes de sa technique, celles-ci permettent la production d'une symbolique du décuplement des formes) autant qu'elle assure la saisie en profondeur du contenu d'une case. En somme elle permet et tout à la fois empêche de voir par un éclairage du contenu limité à la projection des trous. Elle montre comment on voit plus que ce qu'on voit.

On peut encore retrouver cette problématique dans le travail de Shusaku Arakawa qui confronte des séries de termes à des graphiques. Outre la proximité du dessin au trait de l'appréhension conceptuelle de l'objet qui a déjà été signalée (et qui se manifeste nettement dans "Portrait d'une civilisation", 1969), Look at it, 1968, est exemplaire qui décrit mot à mot un paysage dont il n'est donné à voir que le plan virtuel où il se projette. Plusieurs tableaux s'entrecroisent en reliant chacun des mots écrits à des points multiples d'une ligne correspondant au plan de projection vu de profil. Face à un tel paysage conceptualiste on comprend l'invitation du titre adressée au penseur aveugle aux formes du paysage qui n'ont pas de nom, ces formes de l'indéterminé.

 

En somme et pour réunir ces deux parties en guise de conclusion provisoire, soulignons que la dissociation opérée entre les deux processus en cause dans les faits de parole que sont distinctement l'art nommé et désigné, est analytique, non réelle. Le réel les confond ; quand bien même on pourrait dans certains cas dénoncer le formalisme d'un pur jeu de nombres ou de mots comme le nominalisme qui joue avec l'arbitraire, ils relèvent tous deux d'une façon de ne pas se prendre au sérieux. Art conceptuel et concret ("nominaliste") nous ramènent à l'être et aux échanges en termes de communication et de non-communication. Ne rien dire pour montrer les conditions de l'ostension en appelle à notre contingence et suscite sa négation pour n'être pas réduit à celui qui fait dans une factivité infâme. Ces conditions ne se limitent pas au voir, à la mémoire et au savoir: outre la cécité axiologique, il reste l'aveuglement ( mais aussi la négligence du toucher) et la voyance structurales que promeut la manipulation.

 

Gilles Le Guennec

 

 

1 Gaston BACHELARD, "La formation de l'esprit scientifique", Lib. philo. J. Vrin, 1938, rééd. 1993, pp. 23-54

2 Manuel d'ophtalmologie, p. 367 (réf. à préciser); mis en parallèle avec le test de Jeannerod relatif à l'exploration d'un dessin de paysage, une différence est à souligner qui conforte la réalité de trajet de l'image: alors que le dessin de la pipe qui flotte sur un fond uniforme attire d'emblée le regard, celui du paysage qui occupe tout l'espace quadrangulaire est d'abord appréhendé en une zone qui se rapporte au format non à un élément représenté du dessin; ce qui tend à montrer que l'image propose son mode d'emploi avant de faire apparaître les objets dessinés. Ce mode d'emploi s'avère être un parcours de vision où le centre et les bords induisent des départs et des orientations indépendamment du contenu de l'image. La situation centrée de la pipe précédemment évoquée pourrait masquer ce fait.

3 "L'intériorité réciproque de la forme et de l'espace exclut le postulat méthodologique de la Gestalttheorie selon lequel la spatialité est inaugurée par le rapport figure-fond. La marque de l'art, ce par où une oeuvre d'art est proprement art, est de mettre en échec ce type de relation. La forme n'est pas la contrepartie du fond, parce qu'elle n'est pas la figure. N'est forme dans un tableau que celle qu'il est lui-même. Il en est l'émergence, mais il n'émerge de rien qui soit assignable en lui ou hors de lui."

Henri MALDINEY, L'art, l'éclair de l'être, éd. Comp'Act, 1993.

Déjà en nous limitant au seul plan de la représentation, si l'on admet que le signe reforme l'objet "dans l'oeuf" en le remaniant comme objet conçu, la forme issue gnosiquement de la Gestalt ne peut être admise qu'en tant que réalité abstraite cliniquement et pathologiquement vérifiée puisqu'elle est niée par la désignation qui l'infléchit suivant les termes de configuration, de contour, de zone définie, d'espace délimité, etc

4 De même transparaît dans le rapport à l'activité , un trajet à élaborer ou à exploiter et relativement à l'expression d'une volonté, un projet à assouvir ou à promouvoir. 5 Cours d'Attie Duval, "Approche annexe des faits langagiers", 1994-1995

6 idem

7 "le message écrit est à la fois lisible et légende au sens du latin "legenda": qui doit être lu" Jean Gagnepain, séminaire du 10 mars 1977.

8 - Ouest-France du 2/3-12-89, "Un trait sur les tirets de Morellet", fresque détruite pendant des travaux à Dijon

- "On lisait récemment dans un journal de Milan (juillet 1954) qu'une grande toile de Tintoret venait d'être découverte dans l'un des sous-sols de la cathédrale. Quand on l'identifia, elle servait de bâche pour couvrir un tas d'objets hors d'usage." "Peinture et Réalité", Etienne Gilson, p.25

9 "Une parenté profonde lie le gramme au drame, la mise en page à la mise en scène" "Mes parlements", p. 180

DVD,p.253, Jean Gagnepain souligne "l'étroite complémentarité déictique de la Vorlesung et de la Vorstellung, de la leçon et de la mise en scène, en un mot, du gramme et du drame" ; il propose le nom d'idéodrame évoquant à la fois, par là, le sens dont il est conceptuellement investi et l'appareillage employé - qui n'est plus livre mais théatre- afin de le représenter."
"Il y a des peintres pour lesquels écrire c'est peindre" ..."Magritte, par exemple, ne peint pas les choses qu'il voit mais ce qu'il en pense."Antrhopo-logiques, p.115

10 "légende" est à prendre dans le sens de consigne prescrivant un mode d'emploi ; cf. note 7 Sur l'opposition du prescriptif et du descriptif il est intéressant de mettre en parallèle "la force illocutoire" de J.L.Austin ("Quand dire c'est faire") avec "le langage autorisé" et "la force de représentation", chapitres du livre de Pierre Bourdieu, "Ce que parler veut dire", et avec "la logique du dire" et "la légalité de la langue" qui sous-tendent "Quand dire c'est dire" de René Jongen.

11 Georges DIDI-HUBERMAN, "L'art de ne pas décrire", La part de l'oeil n°2

12 Philippe BRUNEAU: "le portrait", Ramage n°1

13 Se reporter sur ce point à l'article de Philippe Brunneau sur le style: "Huit propositions sur le style", Ramage n°5, notamment, p. 99 et 100

14 "Le salon de 1859"

15 cf. "les Cahiers du MNAM", n°33, W.J.T.Mitchell, "Ut pictura theoria: la peinture abstraite et la répression du langage"

16 "René Magritte ou la pensée imagée de l'invisible", Facultés Universitaires St Louis, Bruxelles, 1994, p.7 Cf. son article, René Magritte ou la peinture comme description visible des fondements cachés de la pensée libre, paru dans "La part de l'oeil" n°1, "Questions faites au langage".

17 Georges PEREC, Espèces d'espaces, Denoël Gonthier, Paris, 1976, p.58

18 La fonction du miroir est-elle de mettre à distance le désigné pour percevoir le sensible ou bien de rendre étranger à soi-même ce qui est trop connu pour être "nu". Quoi qu'il en soit il y a à dissocier l'intégration structurelle d'un objet par le langage de la compréhension qui modifie la frontière entre le familier et l'étranger.

19 Wassily Kandinsky: "Regard sur 1e passé", 1912-1922, Hermann, Paris, 1974, p.109: "J'arrivai chez moi avec ma boîte de peinture, encore perdu dans mon rêve et absorbé par le travail que Je venais de terminer, lorsque je vis soudain un tableau d'une grande ardeur intérieure. Je restai d'abord interdit, puis je me dirigeai rapidement vers ce tableau mystérieux sur lequel je voyais des formes et des couleurs et dont le sujet était incompréhensible. Je trouvai aussitôt le mot de l'énigme: c'était un de mes tableaux qui était appuyé au mur sur le côté."

20 La "poétique" de Roman Jakobson publiée en 1960 ("Essais de linguistique générale") fournit l'appui théorique constant du chapître "sémiologie de l'image" des manuels d'enseignement des arts plastiques . Autant qu'à Jakobson, la responsabilité de cette brêche sémiologique dans l'analyse propre au langage revient à Ferdinand de Saussure lui-même qui 1e premier autorisa cette confuslon des "signes" (cf. Cours de linguistique générale, éd. Payot, 1976, p.33: (Ch.III,§.3) en même temps qu'il promut le concept si productif de "structure":
"On peut donc concevoir une science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale; elle formerait une partie de la psychologie sociale, et par conséquent de la psychologie générale; nous la nommerons "sémiologie" (du grec sèmeîon, signe)."

21 Le jeu de l'homonymie initialise une suite incompréhensible si l'on ne dispose pas de cette référence clé, telle cette aquarelle "Sans toi ma maison est chauve" qui ajoute un autre jeu de mots (toi / toit, chauve = sans cheveux / sans "je veux" = sans projet), à l'élan qui, sur le dessin, assure le toit de la maison qu'il coiffe.

22 Sigmund Freud: "Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient"

23 Michel Butor le dit lui-même: nous ne voyons jamais les tableaux seuls, notre vision n'est jamais pure vision (notre regard est) "tout entouré, tout imprégné par un halo de commentaires". Toutefois, mentionner son parti pris n'impllque pas d'y adhérer, tout le problème est d'amener à distinguer les moments où la représentatlon mediatisée ou non par le langage fait glisser le regard dans un espace extérieur à l'oeuvre et les moments où l'actlvité plastique s'exerce dans une indépendance qui frise l'autonomie posée de son organisatlon. Cette position rejoint en ce sens celle de Françoise Armengaud ("Titres", Meridiens Klincksieck, 1988): "Toute rêveuse de titres que je fus et demeure, je suis persuadée qu'il existe pour chacun un lieu- n'y eût-il guère d'accès - ou un moment - fût-iI rare - où ces pouvoirs et effets ne sont plus que parasitaires." (p.34)
Il est à parier que le pinceau à la main ou n'importe quel engin font voir autrement les choses, nous situant dans une conduite opératoire plutôt que dans une conscience, dans un "trajet" (dans la théorie de la médiation: rapport à la chose en tant que "pour agir", cf. Jean Gagnepain "Du signe, de l'outil", Pergamon Press, 1982; rééd. DeBoeck/Université, Livre et Communicatlon, 1990) plutôt que dans un objet vu, imaginé ou concu.

24 Ibidem, T.1, "Du signe", pp. 1-128

25 Cf. note 2

26 Anecdote citée par P.Daix, "L'aveuglement devant la peinture", Gallimard, Paris, 1971, p.89. La "mémoire" incriminée par P.Daix en dit moins que le "savoir" invoqué par P.Cézanne: "il posait le ton sans savoir que c'était des fagots".

27 ARMANGAUD Françoise: "Titres", Méridiens / Klincksieck, 1988, p.34:
"Toute rêveuse de titres que je fus et demeure, je suis persuadée qu'il existe pour chacun un lieu - n'y eût-il guère d'accès - ou un moment - fût-il rare - où ces pouvoirs et effets (ceux du titre) ne sont plus parasitaires."

28 LE BOT Marie Claude: "Il y a toujours quelque chose à dire", Tétralogiques n°6, "Le paradoxe glossologique", actes de recherche de l'UFR des sciences du langage, Presses Universitaires Rennes 2, 1991

29 Marie Claude Le Bot, idem(...)"la pathologie agnosique nous en apporte la preuve, on ne prend connaissance du monde qu'au travers des objets que, gestaltiquement, nous élaborons et qui, fondant 1e principe de résistance à l'investissement de la structure dans 1es choses, en induisent un réaménagement. Cette remise en cause qui induit une reformulation -mythique ou scientifique - du concept, conditionnne, du même fait, le déterminisme explicatif auquel nous ne pouvons pas échapper. Autrement dit, c'est très exactement l'exigence de remise on cause, de réaménagement conjoncturel à laquelle chacun de nos messages est assigné qui instaure la connaissance du monde, et ce n'est pas la non-coincidence d'un univers de choses et d'un univers de mots. En fait, l'un n'a pas plus de réalité que l'autre puisque chacun n'a d'existence que comme pôle contradictoire de l'autre (..)."

30 "Compotiers de travers, maisons de guingois, tables mal mises en perspective, ces déformations envisagées sous leur véritable jour en relation avec la technique d'après laquelle elles se produisent signifient que Cézanne au-delà de la description perspective apercevait confusément une authentique réalité plastique." (...) Il cherchera à associer dans une unité impossible deux contradictions respectives, la parole peinte, qui raconte quelquechose et l'acte plastique qui réalise quelque chose; l'image du compotier d'une part et de l'autre 1e cercle plastique."

Albert Gleizes, "Puissances du cubisme"

31 "On ne fera pas de la peinture si l''idée de peinture n'existe pas a priori"

32 "Dans un tableau, dans lequel un morceau de papier bianc reçoit sa clarté d'un ciel bleu, celui-ci est plus clair que le papier bianc. Et pourtant, en un autre sens, le bleu est la couleur la plus sombre et le blanc la plus claire (Goethe). Sur la palette, le blanc est la plus claire des couleurs." Ludwig Wittgenstein, "Remarques sur 1es couleurs", Paris, T E.R., 1983, p.8, note 2

33 "Le Robert", citation, p.983, "couleur"

34 La formule tendrait plutôt à poser l'arbitrarité de la personne en sa manifestation artistique idiomatique.

35 Ce qui est polysémique c'est le rapport de langage qui peut se nouer avec l'image: soit par son titre, (exemple: "Boîte de nuit" d'Edouardo Arroyo présentant sur le couvercle d'une boîte une photo de chanteuse de cabaret) soit par les pictogrammes qu'elle comporte (ex: "Le sourire du critique"; Jasper Johns joue sur l'ambiguité de "la brosse à dents" dont on ne sait sémiologiquement s'il s'agit de la brosse pour les dents ou de la brosse qui porte des dents, ce faisant il fait plutôt de l'esprit dans le rapport aux critiques d'art.) ou les deux (Robert Morris en autoportrait dans une boîte en forme de "I" anglais avec comme titre:"I Box", le terme pouvant renvoyer à tire-lire autant qu'à la boîte, la loge, la caisse, le coffre ou le carton, à la boîte personnelle ou à "Je boxe". Art Press n°193)

36 Pratique de "l'allégorie" non au sens du rapport axiologique au monde de "montré sans montrer" mais entendu comme icône servant de gramme par convention. Certains de ces grammes iconiques relèvent spécifiquement de l'écriture : ainsi l'anagramme qui se donne à voir à travers l'os de cerf par la mutation d'os cervi en cor Iesus, le u s'identifiant au v dans les capitales romaines

37 "Iconologia", 1595

38 ...où le phonogramme fait voir ce qu'implicitement nous disons.

39 Cf. Philippe Bruneau, "De l'image", Ramage n°4, Revue d'Archéologie Moderne et d'Archéologie Genérale, Presses de l'Université de Paris Sorbonne, 1987. Depuis, le terme d'icône paraît convenir pour désigner le rapport déïctique à la gnosie, la technique de représentation du percept, ce qui permet de réserver le vocable de mime aux manifestations de l'être, la question étant alors de savoir s'il se rapporte au sujet ou à la simulation liée au métier.

40 Jean Gagnepain, Anthropo-logiques n° 5, p. 114

41 Le numéro 4 des cahiers de Boscodon comporte maints exemples de réalités mythiquement expliquées, identifiées, et comptées par les techniques de mesure qu'on y projette (géo-métrie) dans la mesure où les bâtisseurs s'y référaient eux-mêmes, de telles analyses tendent à la complicité.

42 Art Press n°54, déc.1981

43 Art Press n°130, nov. 1988

44 Maurice Blanchot, "L'entretien infini", Paris,1969, p.557

45 Jean Gagnepain, DVD, t.1, pp 67-125, notamment p.81 et Dominique Noguez, "Petite rhétorique de poche pour servir à la lecture des dessins dits d'humour" in "L'art de masse n'existe pas", Revue d'esthétique 1974, n°3/4, 10/18, UGE

46 Pierre Fontanier, "Manuel classique pour l'étude des tropes", 4è éd., De Maire-Nyon, 183O. Cité dans "Les figures du discours", Paris, Flammarion, 1968.

47 Ce n'est pas l'impropriété fondatrice du signe, mais l'arbitraire de la personne qui s'y "manifeste" quand il déclare:"si un collectionneur prend un tableau, lui attache des pieds, et s'en sert comme d'une table de cuisine, il s'agit d'un acte sans aucun rapport à l'art ou à l'artiste". Se référant ainsi à "l'intention de l'artiste", à un nominalisme qu'il énonce encore par sa fameuse tautologie "l'art est la définition de l'art", son art relève plus d'un art de la personne que d'un art conceptuel. C'est ce qui apparaît nettement par son adhésion au propos de Don Judd: "si l'on nomme cela art, c'est de l'art". La logique du langage n'est pas en cause mais le socio-logique. La "conception" dont il est question ne se réfère pas spécifiquement au concept mais à un moment initial empiriquement désigné: c'est la conception opposée à l'apparence à travers l'exemple pris du "ready-made". De sorte que pour situer son manifeste, on peut exactement reprendre l'inverse de ce qu'il écrit:"la condition artistique de l'art ne se situe (pas) au niveau conceptuel"

48 Pour prolonger la réflexion, je suggère la mise en parallèle avec le quart de brie en tableau sous une cloche à fromage réelle de René Magritte ou encore "la salle blanche" de Marcel Broodthaers recouverte de mots qui la nomment et la désignent

49 Cf. Alain Cueff, Harald Klingelhöller, Le langage à l'oeuvre, Art Press n°158,

50 Il faut joindre un autre mot de Wittgenstein qui nous éloigne du "jeu de langage" dont il part mais où on ne cesse de le river:
La question : "Ces mots ont-ils un sens?" n'est -elle pas similaire à la question: "Ceci est-il un outil?" quand on la pose en exhibant disons , un marteau? Je dis: "Oui, c'est un marteau. Mais qu'en serait-il si ce que nous prendrions pour un marteau était en d'autres lieux un projectile par exemple ou une baguette de chef d'orchestre? Dans ces conditions , fais l'application toi-même! "De la certitude", § 351

51 On pourra utilement se reporter au détail reproduit dans l'ouvrage de René Huyghe, "Formes et forces", Flammarion, 1971, pl.1

52 Magritte:

- sans titre, 1926 (la première pipe)

- "Le chœur des sphinges", 1963


Voir aussi GLOSSOLOGIE